Judit, ou la bascule entre deux animalités.


Le conte de Perrault est fait pour les enfants : le duc Barbe-Bleue est un très très très méchant, et madame Barbe-Bleue est une pauvre victime, juste dévorée par une curiosité féminine insatiable, mais tellement excusée par l’opinion générale

Une version en argot :

« Alors un marcotin après leur enquiflage, v’la l’barbousier qui dit à sa nénesse :

« Dis-donc bibiche, j’vas m’tailler pendant quinze jours pour mon bizness, hein ! … Tiens, te v’la le trousseau de clés, tu peux débrider à ta guise le placard aux camembert, l’armoire aux diam', le cabinet au jonc (l’or), t’es ici chez toi ma poule ; mais fais gaffe à ç’te p’tite caroube, c’est celled’un cabinet secret, où je te défends d’enquiller ! 

- Oh ! T’as rien à craindre mon gros barbibi ! ... » qu’a y dit la charmante épouse. ...

Et i grimpe dans sa calèche, et i disparaît dans un nuage de poussière. »

...

« Oh mais il y a une commande qui me tracasse l’cigare : pourquoi qu’il veut pas qu’j’entre dans le cabinet mystériose ? Quoi qu’i cache ? Oh moi j’peux pas résister, il faut que j’aille bigler !  »

...

Fin de citation, c’était un disque en 78 tours, début années cinquante.

 

A Kékszakállú Herceg Vára (Bartók Béla) : le château de Barbe Bleue.

 

La pièce qui sert de livret à l’opéra de Béla Bartók est de Béla Balázs, et date de 1910. Très concis et efficace, ce livret et l’opéra à la prosodie sobre, et à l’orchestration si impressionniste ont reçu à la scène ou en concert des dizaines d’interprétations différentes, dont la plupart sont intéressantes.

En vidéo, je recommande le DVD édité par Decca en 2008, avec Sylvia Sass dans le rôle de Judit, tragédienne entêtée de pouvoir, Kolos Kováts dans le rôle de Kékszakállú (peut-être excessivement prévenant et débonnaire ? Avec un visage trop mou, insuffisamment viril pour un "herceg", Herzogen allemand, ou seigneur de guerre), Georg Solti au pupitre, et Miklós Szinetár pour la mise en scène. Les extraits gratuits sur le Net sous-titrés en anglais ont le défaut d’une définition d’image médiocre, et d’une compression du son excessive, qui ridiculise le fortissimo à l’ouverture de la cinquième porte. Une version gratuite sous-titrée en hongrois est de meilleure qualité : 

https://www.youtube.com/watch?v=Tllv7GMJuAk

Le livret est dans le domaine public, mais la plupart de ses traductions posent problème : basées sur une première traduction allemande bien discutable. Seule la traduction anglaise réalisée par Peter Bartók, second fils du compositeur, qui respecte simultanément la prosodie et le sens, fait autorité, mais arriva bien tard.

En ligne, vous trouvez huit minutes d’une mise en scène exceptionnelle, produite en février 2007 à l’Opéra Garnier, avec Béatrice Uria-Monzon et Willard White. Critique par David Sanson. Les interprêtes aussi étaient de grande valeur.

Pour un résumé de l’action, je vous renvoie à l’encyclopédie.

Immature passionnée, Judit (prononciation pour français : ioudite) délaisse soudain sa famille et son fiancé, et choisit le sombre et mystérieux duc Kékszakállú, dont elle ne sait rien, sinon une rumeur tragique. Sitôt refermée la petite porte, elle est effrayée par l’unique grande salle du château, froid et obscur. Puis elle jure que par amour elle va réchauffer tout cela, et adjure Kékszakállú de lui donner les clés pour ouvrir les sept portes closes. Au début, Kékszakállú ne répond que par des phrases ultra-courtes, sur un ton descendant qui évoque le dépressif au long cours, dont « Félsz-e ? » : As-tu peur ?

Avec un sensuel trille de flûtes et clarinettes, de la première porte ouverte sort une lumière rouge : c’est la chambre de tortures. Mais l’amour de Judit trouve les mots gentils pour cette lumière dans le sombre.

Sur guerrières sonneries de trompetes, la seconde porte ouvre sur la salle d’armes et ses flambeaux, guère plus rassurante. Judit admire la puissance aux armes de Kékszakállú, mais objecte bientôt que toutes ces armes aussi sont tachées de sang.

Kékszakállú lui donne trois autres clés.

Encore sur un trille, plus caresses de violons, la troisième porte donne encore plus de lumière dans le château, donne sur d’immenses trésors, des ors, des pierreries, des bijoux, des diadèmes. Extasiée, Judit ne tarde pas à trouver que ce rubis est en sang, tandis que des accords de seconde grincent dans l’orchestre.

Kékszakállú la presse d’ouvrir la quatrième porte, qui donne sur le jardin secret. Les cors dominent les trilles aigus.

"Oh ! Virágok !
Embernyi nagy liljomok,
Hüs-fehér patyolat rózsák,
"
Et bientôt dans l’admiration des lys et des roses, Judit et Kékszakállú chantent ensemble, pour la première et la dernière fois. Mais des accords de seconde grincent dans l’orchestre : Judit vient de trouver du sang sur une épine de rosier et déclare affolée que toutes les fleurs rouges sont ensanglantées.

En vain Kékszakállú demande « Aime-moi, ne pose pas de questions ! ».

Puis Kékszakállú la presse d’ouvrir la cinquième porte, qui donne sur une lumineuse véranda, tandis qu’un tutti d’orchestre, orgue inclus, sonne l’immensité du fief de Kékszakállú. Il décrit ce sauvage domaine sans présence humaine, mais avec au loin de hautes montagnes. Et Judit d’une petite voix murmure atterrée : « Qu’il est grand ton domaine ! ». C’est alors qu’elle avise qu’un des nuages est rougi par le couchant, donc ensanglanté...

Puis Judit avise que deux portes restent encore fermées, et réclame encore les clés.

Tout le château resplendit de lumière, et les deux dernières portes resteront fermées à jamais, réplique Kékszakállú :

« Az utolsót nem nyitom ki.

Nem nyitom ki. ».

Multipliant en vain les demandes d’amour, puis les mises en garde, Kékszakállú finit par lui donner la sixième clé. Tandis que les deux premières portes se ferment seule, Judit découvre une crypte, remplie d’un lac d’eaux calmes. Elle s’étonne, et Kékszakállú lui donne le secret :

Des larmes, Judit, des larmes, des larmes.

« Könnyek, Judit, könnyek, könnyek. »

La prosodie et la musique laissent comprendre que c’est lui qui les a versées, mais Judit comprend le contraire.

Déployant toute sa ruse dans le jeu de Sylvia Sass, ou dans des contradictions plus sincères et tragiques dans le jeu de Béatrice Uria-Monzon, Judit réclame que Kékszakállú lui dise si ses précédentes épouses étaient plus belles, et s’il les a aimées davantage, puis traite Kékszakállú de bourreau et d’assassin de ses épouses.

 

Or il n'y a pas de salauds sous la plume de Béla Balázs, et je vous laisse la surprise de la septième porte :

JUDIT

« Élnek, élnek, itten élnek ! »

Et l’adoration que Kékszakállú agenouillé porte à celles qui chacune partagèrent un tiers de sa vie.

 

Là aussi la mise en scène de 2007 du collectif espagnol La Fura dels Baus diverge fortement des autres : la cantatrice se contente de franchir d’un pas décidé le rideau de pluie qui tombe sur la scène (et qui remplaçait le lac de larmes du texte), et disparaît dans le lointain.

 

Questions.

Dans l'urgence du journalisme quotidien, les critiques de toute la revue de presse de la création à l'Opéra Garnier en janvier 2007, demeurent prisonniers de l'ornière du conte de Perrault : curiosité, curiosité, curiosité excessive de la part de Judit.

Alors que la totalité des cantatrices comédiennes du rôle sont d'instinct fidèles au texte et à la musique, et leur jeu postural et leurs mimiques (par excellence celles de Sylvia Sass) ne laissent aucune ambiguïté : de portes ouvertes en portes encore fermées, il s'agit de plus en plus de la recherche de la domination et du pouvoir absolu.

Il faut se sentir fort(e) et en sécurité pour renoncer à la course au pouvoir total. La Judit de Béla Balázs ne l'est jamais, son anxiété prend les commandes, pour le pire. Son "je" n'est pas assez fort pour la retenir de harceler au "tu".
 

"Pourquoi m'as tu suivi, Judit ?" questionne très tôt Kékszakállú.
"Un amour fou" a écrit un des critiques. C'est un amour d'impulsion. Des adultes sont pris dans des symptômes qui les dépassent, et ont bien du mal à revenir à leur état d'adultes.
Judit est prise entre deux pulsions contradictoires de son animalité. Les ruses de l'espèce lui ont soudain fait préférer le mâle âgé et ténébreux, de l’âge d’être son père, mais présumé riche et viril, et dont ni le tracé de vie ni le cadre de vie ne lui conviennent. Elle ne se comprend pas elle-même.
L'autre pulsion de son animalité est pour le pouvoir suprême dans le couple. Tout savoir, tout manipuler. Tandis qu'elle n'a toujours pas conquis le pouvoir d'être elle-même, de poser son "je", sans attaquer l'autre. Elle n'a pas encore été mûrie par l'adversité. Le flip-flop amour-désamour lui impose son caprice. Pulsion, pulsion pulsion, elle a juste changé de pulsion.

Kékszakállú n'aurait jamais dû provoquer ni accepter cet amour d'impulsion, sans prendre les moyens de permettre à Judit de mûrir en caractère. C'était lui l'aîné, lui seul qui avait des chances de l'avoir appris. Mais je voudrais bien vous y voir, vous, quand ce sera votre tour d’incarner la sagesse...

 

A trois reprises, Bartók (1881-1945) a mis en musique un scénario de l’irrémédiable incompréhension entre homme et femme. Ce furent ensuite le Prince de bois, et leMandarin Merveilleux, dont l’argument est médiocre. Tous trois durant son mariage avec Márta Ziegler, dont il divorça en 1923.

Les épouses du compositeur, Márta Ziegler (1893-1967) puis Ditta Párstory (1903-1982) furent toutes deux ses élèves de piano, bien plus jeunes que lui. Chacune donna naissance à un fils, respectivement Béla et Peter.

 

Remerciements spéciaux à Tibor Serly qui acheva l’orchestration du concerto pour alto de Béla Bartók, laissée seulement en sténos par la mort du compositeur. Il acheva aussi les 17 dernières mesures du 3e concerto pour piano, prévu pour être la pièce de répertoire de Ditta, mais qu’elle joua peu, et très tard. Ditta Párstory avait été traitée en sanatorium, et entre les lignes, je crois comprendre qu’elle a souffert de dépressions durant son veuvage.

 

A titre personnel

A titre personnel, j’ajoute que la composition de Béla Bartók qui a joué le plus grand rôle dans ma vie fut le Divertimento pour orchestre à cordes, composé durant l’été 1939 dans la propriété de montagne de Paul Sacher : les battues du premier mouvement, en rythmes impairs, symbolisèrent une vivacité et une affirmation de vie dont j’avais grand besoin, adolescent.

J’en avais déjà parlé dans Plan de mort et crime parfait.