Les cris que j'entends à ma gauche, à ma droite, et derrière moi, forment une cacophonie toute en discordances.
A ma gauche, la clameur proclame :
« M'enfin !
Qu'attends-tu pour avouer que tu es trop subjectif ?
Qu'attends-tu pour avouer
que tu es obligé d'être un fanatique afin qu'on
ait raison de te haïr ? Seul un fanatique peut
oser témoigner les combines de la corruption !
Qu'attends-tu pour avouer que puisque tu es
témoin des événements que tu as
consignés, tu manques forcément du recul et de
l'objectivité
que savent avoir aussi bien le négationniste à
gages, que le vrai négationniste de passion ?
Qu'attends-tu pour avouer que comme tous les mâles, tu es un
fanatique de football, et que
pour cela tu regardes les matches à la
télévision du fond de ton
canapé ? Et d'ailleurs,
qu'attends-tu pour avouer que tu as une
télévision et un canapé chez
toi ? Comment ? Tu oses
nier ? Sacrilège ! Alors tu es un
anti-français qui oses ne pas vibrer au Mondial ! Je me
doutais bien que j'avais raison de méfier de ce
traître ! Qu'attends-tu pour avouer que comme
tous les mâles, tu es un batteur de femmes, un violeur
d'enfants, un jeteur de bébés par terre,
un abandonneur de famille, un terroriseur de famille ?
D'ailleurs tu n'y échapperas pas, on
en a répandu la rumeur partout... Qu'attends-tu pour avouer
que comme tous les mâles, tu es
un dominant, et qu'on a bien raison de vous civiliser tous à
coups de machettes... Etc. etc. »
A ma droite, on tance ainsi :
« Tout mémoire de recherches doit être construit comme un conte de fées initiatique. Il y a le jeune héros - c'est vous - qui pris de désir et de passion pour la Connaissance, part à sa conquête en terrain hostile, défendu par de mauvais génies, des dragons et des sorciers - ce sont les imprévus qui vous dérangent dans votre plan de recherches - et qui finalement surmonte tous les obstacles, et ramène ses trophées et sa princesse Connaissance chez les Initiés, qui constatent alors qu'il a bien franchi les épreuves initiatiques, et qu'il peut être admis dans cette Communauté d'Initiés, et qu'il est désormais admis à mépriser tous ces profanes-qui-ne-savent-pas. Bon alors jeune homme, exposez-nous l'Hypothèse dont vous êtes tombé amoureux, et que vous allez défendre en dépit de tout !
Comment ? Vous avez fait toute votre carrière sans hypothèses ? Mais c'est un sacrilège ! C'est anti-scientifique ! Ici, on exige que vous bandiez pour une hypothèse, afin qu'on puisse la contrer, et qu'on puisse exercer notre sagacité et notre sadisme contre votre enthousiasme naïf, et votre subjectivité de débutant.
Quoi ? Depuis trente ans
déjà, vous osez cartographier les
hypothèses clandestines et les
zones d'aveuglement chez les équipes concurrentes, et
même chez votre patron ? Mais c'est
une trahison ! Un crime de
lèse-suzeraineté ! Etc.
etc. »
Et derrière moi, j'entends lancer des roches :
« Tout incroyant est un croyant
sans le savoir. La preuve c'est qu'il croit que nous n'avons
pas de preuves quand nous promettons d'emmener l'humanité
à l'autre bout du Cosmos, à
l'aide de notre vaisseau spatial au cosmogol et au biture de
zitron ! D'ailleurs tout incroyant
est une araignée malfaisante, qu'il faut
écrabouiller. La Terre étant ronde, tant qu'il
subsistera un incroyant en vie, il nous encerclera ! A mort
les incroyants ! Etc. etc. »
Bref : la bandaison pour une hypothèse, ou pour une croyance, ça ne se commande pas.
Penser, c'est dire non.
En 1928, le procureur fasciste commanda au Tribunal
« Il faut empêcher ce cerveau de
fonctionner pendant vingt ans ! »,
mais Antonio Gramsci continua pendant neuf ans de penser
et d'écrire depuis sa prison, avant de mourir.
Et moi, cela fait quelques six ans (en 2003, un peu plus
maintenant) que j'ai eu la chance de me maintenir en vie, contre les
assassinats les plus minutieusement programmés, et selon les
statistiques, il me reste quinze à
vingt ans (un peu moins maintenant) à consacrer à
la lutte contre ce genre de crime organisé. Tel est mon
devoir de
citoyen capable, et de père et de grand-père
aussi.
Quinze à vingt ans (un peu moins maintenant), sauf tueur à gages qui réussisse son contrat, évidemment...
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Les morts ne témoignent pas. Moi si, jusqu'à présent. Et cela, les imposteurs et les faussaires le détestent, le détestent, le détestent, mais le détestent !..