La guerre contre les instruits, ça aussi c'est de la lutte des
classes.
"Non les gars ! Vous n'avez pas
les pieds sur Terre ! Vous cherchez dans des bouquins !"
Cette explosion de fureur était celle d'un professeur de technologie, à
Montreuil en 1994. Il s'en prenait ainsi au cours de métallurgie
physique, tome 6, publié par La Documentation Française, d'auteurs Y.
Adda, JM. Dupouy, J. Philibert et Y. Quéré, cours qui était posé devant
moi, sur la table basse de la salle des profs. Quelle était sa
technologie ? La peinture automobile, un
ouvrier monté en grade. La spécialité plus intellectuelle pratiquée
dans cet
établissement était l'électrotechnique, ensuite venait la mécanique
d'entretien auto. Physiquement, il était sosie de l'acteur Paul
Le Person (Maître Vallin dans "Histoire d'une fille de ferme",
de Claude Santelli, ou le têtu et borné baron de Brecheville dans "Blanc bleu rouge"). Nous le
désignerons donc par le sigle SPLP.
En toute confidence, vingt ans après, j'ai oublié quelle micrographie
électronique m'intéressait là pour en faire un transparent à projeter à
nos élèves. Des corrosions intergranulaires, en micrographie par
balayage ? Ou le rubannage des domaines magnétiques, en micrographie
par transmission ? L'intérêt pédagogique était de faire savoir que dans
nombre de domaines, dont la structure de la matière, l'échelle de nos
mains n'est pas la bonne pour comprendre la réalité des phénomènes, et
qu'une théorie macroscopique à l'échelle de nos mains est condamnée à
se casser la gueule.
Quelqu'un pourrait-il nous expliquer comment mon silence et mon livre
ont fait pour devenir ce pluriel "les gars", qui
au pluriel "n'ont pas les pieds sur
Terre" ?
Nous étions là en présence d'un exemple chimiquement pur d'un transfert
: confusion entre le passé biographique personnel de SPLP, et le passé
collectif de ses groupes d'appartenance et classe sociale d'une part,
et d'autre part un présent que SPLP ne comprend pas. Ce n'est pas un
transfert au sens des freudiens : nulle trace d'un refoulement de la
petite enfance ; la haine de classe et la haine à l'égard des
enseignants de sa
scolarité avait toujours été ouverte. Il ne s'agit nullement de
pulsions reptiliennes qui auraient été punies et refoulées, mais au
contraire de celles qui ont été encouragées et renforcées par
l'entourage. L'entourage leur a "appris" que taper tous ensemble sur la
tête d'un bouc émissaire, c'est vachement
chouette et ça fait du bien.
Il est futile de passer sa vie à rosser la suffisance des énarques
(Coluche y excellait) si dans le même temps on dénie les suffisances
populistes et/ou ouvrières. Cette suffisance bien installée est au
nombre des héritages toxiques laissés par Mao Zheu Dong.
En quoi la langue française populaire est-elle devenue inadaptée ?
Nombre des rancoeurs de populistes s'exacerbent autour de leurs
nombreuses fautes de français, confusions de mots, grammaire culbutée.
Sur le Net, ils trouvent un palliatif : abuser des souriards, et autres
images toutes faites, afin de ne pas avoir à se donner la peine de
construire une phrase. Recueil à http://citoyens.deontolog.org/index.php/topic,1455.0.html.
De réformes simplificatrices en réformes simplificatrices, le fossé
entre le populo et les lettrés persiste à s'élargir. Il est prudent, vu
la disproportion des bataillons en présence, de taper sur la goule des
moins nombreux, les savants et les lettrés. On risque moins de se faire
casser la gueule par les plus nombreux, les plus violents et les plus
bêtes...
Lourde erreur. L'autre matin, en examinant l'aire d'un couple de milans
noirs, un père a dû expliquer à son fils que l'aire, c'est a-i-r-e et
que ça n'est pas l'air. Et c'est la faute aux savants si l'aire n'est
pas l'air, qui n'est pas l'ère, qui n'est pas l'erre, qui n'est pas
l'hère, qui ne sont pas des ers ? Est-ce la faute aux savants si seul
l'écrit distingue encore des mots si différents, tous nécessaires, mais
que la prononciation commune confond ?
Après épuisement des autres hypothèses, j'ai été acculé à conclure que
c'est la paresse de la prononciation
depuis la fin du seixième siècle, qui est la coupable. Au temps de
Rabelais, on ne pronçait pas l'aire comme l'air : la voyelle finale et
les s finaux étaient prononcés. On prenait encore le temps d'élocuter
cela. Et "erre" était prononcé avec la redoublure de la consonne.
D'autres langues prennent le temps de l'élocution. Pourquoi pas la
nôtre ?
Les phonèmes qui restent prononcés, sur les tout petits nombres de
syllabes que les gens acceptent de prononcer, voilà qui n'autorise
qu'un vocabulaire bien trop restreint pour accueillir toutes les
langues d'experts dont on a besoin.
La proposition populiste est de supprimer toutes les langues d'experts,
tous les vocabulaires d'experts, et laisser roter et commander le
populiste en chef.
La mère « qu'est-ce que je dis
», et son fils
Le feuilleton "Pause-café" avec Véronique Janot en vedette comme
assistante sociale dans un collège, avait parfois des thèmes trop
faciles, mais le plus souvent un ton juste. Là il s'agit de la mère
d'un fils quelque peu handicapé social. Elle est aussi la seule dans
son quartier difficile à en imposer aux petits voyous harceleurs.
Débile léger et un peu trop gros, le fils attire les moqueries,
notamment par son tic de langage persistant : « Mais c'est bien qu'est-ce que je dis ! »
Rien n'y fait, aucun professeur n'arrive à obtenir de lui le langage
correct. Devant les professeurs, la mère a le même tic de langage : « Mais c'est qu'est-ce que je lui dis tous les jours ! »...
Cela dure comme cela jusqu'à ce qu'il entende des professeurs bavarder entre eux, et voilà qu'il est question de sa mère : « Ah oui, la mère qu'est-ce que je dis » s'esclaffe une professeure. Le garçon ne dit rien, mais plus tard, interrogé et prié de préciser sa réponse : « C'est ce que je dis. ». Il a choisi son indépendance envers les infirmités héritées par piété filiale.
Pour progresser, il faut être capable de voter sa distance et son
autonomie envers certains modèles hérités, dont on a reconnu les vices,
marquer ses propres frontières d'avec sa famille et sa tribu, au lieu
de se contenter de rehausser les frontières de la tribu contre le reste
du monde.
Qui engrange les bénéfices de la guerre contre les instruits ?
La guerre contre les instruits est une guerre Perdant-Perdant : y
perdent les instruits qui sont rossés, tantdis que perdent aussi leurs
guerroyeurs qui demeurent ignares et bouchés. C'est une lutte des
classes, mais ça n'est juste pas la bonne.
Pourtant, il y a bien quelque part quelques uns qui n'y perdent pas,
qui sont à l'abri des coups et hors des regards, qui profitent de la
bêtise et de la folle agressivité de leurs nervis.
Inciter les ignares à mener la guerre contre les instruits permet de se
garantir que leur bêtise n'ira pas regarder plus haut que les quelques
instruits qui sont à portée de couteau. Ils se bouchent à toute
libération de la dictature de l'émotion et de leur narcissisme, ils se
bouchent tout accès à un esprit analytique. Leur intelligence est
saturée à se justifier de l'injustifiable ; leur infirmité logique est
pérennisée. L'oligarchie y trouve là bien son compte.