La châtelaine de Château La Haine
Quartier La Gandole
26740 Savasse


18 août 1997
                    à:        André Tunc
                            Résidence Cap Soleil
                            83430      Saint-Mandrier

Cher André,


Dans mon extrême répugnance à écrire (ainsi du reste qu'à toute autre forme d'expression verbale), je suis dans l'obligation de faire écrire par mon écrivain, pour te donner poliment l'ordre de cesser de prononcer des mots trop précis, à ne connaître sous aucun prétexte, tels que "Non assistance à personne en danger".

D'ailleurs, celui dont tu t'obstines à prendre des nouvelles, nous refusons de le considérer comme une personne. Depuis treize mois, mes relations avec cette chose, sont purement patrona les. La chose en question doit tacitement accepter que les travaux que j'ordonne sont tout, et que ce type-là n'est rien du tout. S'il exécute des travaux sur Mon château, alors bien sûr, je vais visiter les travaux. Et seulement les travaux.

Bien que je déteste le son de sa voix, et que j'attende impatiemment que sa bouche soit enfin pleine de terre, il s'obstine à répondre aux questions que jamais je ne poserai, et s'obstine à déclarer que "Puisque la loi de Gen reste que les travaux sont tout, et moi (lui) rien, alors les travaux eux aussi attendront trente ans de plus". Comment ose-t-il m'adresser la parole? Il a même l'air de s'imaginer tout de bon que je vais lui adresser la parole, en dehors des nécessités du service ménager... Sa contestation est sans espoir. Je sais bien que j'ai le bon sens avec moi. Le bon sens est simple à reconnaître: c'est ce qui est conforme à mon instinct et à mes habitudes. Et c'est indiscutable par définition. Je ne veux pas savoir pourquoi depuis quatre mois il répète toujours "ça peut bien attendre trente ans de plus". S'il conteste Ma Loi Fondamentale qu'il n'est rien, et que mes ordres sont tout, et se met en grève, alors il n'est plus qu'un obstacle dans mes couloirs, que je contourne. Tant pis pour les travaux d'été, tant pis pour l'étanchéité du toit et de la terrasse. Cela attendra son successeur, qui acceptera tacitement ma loi tacite.

Sa voix! Moi, dans le huis-clos de Château la Haine, je continue à le harceler de reproches qu'elle est trop grosse et trop autoritaire. A tout hasard, au cas où ça donnerait encore des résul tats. Mais il commence à se douter de quelque chose, cet animal. A l'extérieur, on perçoit bien qu'elle est étranglée et détimbrée. Une vraie voix de henpecked husband. Ses élèves en profitent à coeur joie, du jobard henpecked. C'est bonnard! Ma fille aînée en profite à coeur joie, et le couvre d'insultes et de quolibets. Ah la brave coeur! Même qu'elle l'a poussé assez à bout pour qu'il soit allé chercher un seau d'eau et le lui ait lancé dessus. Depuis, Cécile en a un peu peur. Mais ce revers est provisoire, car j'en ai profité pour la recruter de plus belle. On ne sera pas trop de deux femmes soudées pour éliminer enfin tous les mâles de nos vies. Hugo est ainsi privé de tout grand-père, en plus d'être privé de tout père. Ça lui fera les pieds, à ce jeune mâle!

De toutes façons, j'ai toujours profité de tous les désordres de mon fils, désorienté par l'effacement de son père. Le seul moment où j'ai tiqué, c'est quand il a généralisé: quand il m'a opposé à moi aussi, les mêmes outrages et le même mépris dont il use contre son père. Je ne suis pas d'accord: une famille uniparentale, oui-dà! nilparentale: et moi, alors?

Chargé à son arrivée de briser la grève sans briser le silence, Bertrand aussi est en grève: outré de ne pas comprendre, il est parti pour Le Brusc. Je n'ai plus de main d'oeuvre, et on perd une saison de travaux. Alors je fais tout ce que je peux toute seule. Peu m'importe si c'est ce qui est urgent, ou si c'est du jardinage, pourvu que j'en tranche tacitement en totalité. Et que j'en tire argument comme quoi je suis victime de mon homme; la seule chose qui compte vraiment, c'est être tacitement méritante et à plaindre. Peu importe le procédé utilisé pour être victime de mes propres choix, en même temps que toute ma famille: aucune féministe n'y regardera à deux fois.

La mère de Jacques est facile à mettre dans ma poche: elle est féministe, et expéditive. Ce n'est pas elle qui s'attarderait à des considérations subalternes comme "mon propre fils!". Pas de danger. Oui, cette idiote est un moulin à paroles, et moi une avare en communications, mais toutes deux nous édictons sans écouter. Nous sommes sur la même iso-émotionnelle, concernant son fils. Toutes deux, nous utilisons le mâle-sous-la-main, pour nous venger de père ou mère incontrôlables (son père pour elle, les deux pour moi). Moi, je me venge surtout de ma mère, et je contrôle symboliquement mon père; c'est tout de même plus subtil que le jeu primaire d'A.... Mon père voulait toujours m'inciter à réfléchir avant d'agir pour construire ou bricoler quoi que ce soit. Et moi je voulais du presse-bouton immédiat! Pour me venger de cette souffrance, maintenant j'agis toujours sans réfléchir. C'est plus sûr. Toute réflexion à haute voix déclenche mes représailles.

Quant au corps étranger dans mon château, l'écrivain sait qu'il vient de consacrer plusieurs semaines à paufiner un article de physique théorique, puis à le mettre en anglais, mais il dit qu'il a trouvé une erreur de principe dedans. Ce qui est bien, c'est que depuis, il semble tourner en rond, et dort très mal. C'est tout bonnard. Il se dégrade à vue d'oeil. Il sait bien que ses autres projets sont foutus: c'était avant que je l'accule au divorce. On n'enseigne pas la dialectique - il a d'autres mots plus savants, avec de l'ingénierie dedans, mais je prends le seul qui soit dans le dictionnaire - quand chez soi, tout est antidialectique, phobique et autocratique, et qu'on est constamment bafoué par sa conjointe. Les autres s'apercevraient alors aussitôt que la dialectique, ça ne fonc tionne pas (pas chez moi). Deux interlocuteurs? Et qui ne m'obéissent pas forcément? Holà!

Alors ce qu'on vous demande, Cécile et moi, c'est de laisser le huis-clos mortel finir d'étouffer mon mari. Ce qu'on veut, c'est pas de témoins, pas de traces, pas de questions. C'est trop demander? On touche au but. Il souffre de toute évidence énormément de l'étranglement. Dans trois semaines, les cancres l'achèveront. Bien propre, ce ne sera pas nous. Son moral et ses arrières seront minés comme l'an dernier, mais en pire. Chaque année, on fait pis, et il le sait. Il n'a pas pu obtenir son congé-formation. Il n'a pas pu en profiter pour déménager loin de moi et rejoindre une Université. Il est resté prisonnier de ses trois pièces entières de livres trop savants pour moi. Il est prisonnier de son poste d'alphabétiseur chez les cancres, et d'une Economie en ruines.



        La châtelaine de Château La Haine.







L'écrivain biffé et effacé en profite pour demander des nouvelles d'André et de Suzanne.