Ils ont mathématisé de travers 

1 .        Multiplier deux segments, en CM2 et en sixième.

2 .        La multiplication des vecteurs.

2.1.       En première et terminale.

2.2.       En terminale-DEUG-prépa-BTS et similaires.

2.3.       En fin de maîtrise, et en troisième cycle.

2.4.       Résumé : un praxéogramme disloqué.

2.5.       En mécanique quantique.

3 .        La pratique usuelle mise au pied du mur.

4 .        Pourtant, il existe une méthode physique.

5 .        Encore plus simple.

6.         « Well, Papa ! Can you multiply triplets ? »

7 .        Et si ça n'est pas vecteur, alors c'est quoi ?

8 .        Conclusion.


 

Ils ont mathématisé de travers

Auteur : Jacques Lavau.

 

La malchance de mathématiser de travers est une mésaventure très banale, que tout chercheur actif connaît plusieurs fois dans sa carrière. Ce qui n'est plus anodin du tout, c'est que 151 ans après, on n'ait pas encore corrigé quelques bévues d'un grand ancêtre (Hamilton), qui règnent encore sur l'enseignement de la physique. Nous donnons cette correction en détail, répartie sur six articles. Il est étonnant qu'aucun mathématicien n'eût encore songé à expliquer aux physiciens ces choses élémentaires, à un niveau élémentaire.

 

1 .     Multiplier deux segments, en CM2 et en sixième.

Si le lecteur accepte de se souvenir du modeste début de ses brillantes études, il devrait se souvenir qu'à l'aide de figures de ce genre, son instituteur lui a appris qu'on obtient la surface d'un rectangle, en multipliant la longueur d'un côté par la longueur d'un côté adjacent.

Commençant par travailler sur des entiers et des longueurs entières, vous avez été invités à constater que "multiplier" un segment de longueur 4 par un segment perpendiculaire de longueur 7, dans la même unité, produit bien une surface  rectangulaire, d'aire 28 carreaux carrés. Chaque carreau unitaire ayant l'unité de longueur pour côté.

L'énoncé restait très prudent et rigoureux : "multiplier le nombre qui mesure la longueur par le nombre qui mesure... etc.", évitant d'introduire des ambiguïtés entre {segment : ensemble de points} et {longueur : grandeur} (en dimension 1), et entre {surface : ensemble de points} et {aire : grandeur} (en dimension 2).

Peu d'années après, vous avez appris à ramener le calcul de l'aire d'un parallélogramme à celle d'un rectangle. Par une opération qu'on omettait de désigner[1], on obtenait la hauteur du parallélogramme; sur cette hauteur et la base, on construisait un rectangle, puis on multipliait la mesure de la base par la mesure de la hauteur, et on obtenait la mesure de l'aire du rectangle; et par le jeu de deux triangles égaux, on montrait que cette mesure était aussi celle de l'aire du parallélogramme.

Les triangles BCC' et ADD' sont égaux. Le rectangle ABC'D' a même aire que le parallélogramme ABCD.

Pourvus de procédures sur les mesures des aires, on n'avait pas explicité de moyen d'appréhender ces grandeurs indépendamment d'une unité de mesure.

 

2 .     La multiplication des vecteurs.

2.1.     En première et terminale.

Vous avez pratiqué le produit cartésien, y compris le produit R x R associé au plan. Vous avez caractérisé les translations, obtenant ainsi des vecteurs. Vous aviez en mains tous les composants, prêts à servir. La progression logique eût été que le prochain pas fût d'enchaîner sur le produit extérieur des vecteurs, obtenant ainsi l'aire orientée du parallélogramme. Mais personne n'a pratiqué la progression logique.

 

2.2.     En terminale-DEUG-prépa-BTS et similaires.

A partir de la terminale, vous avez appris deux produits, un "produit scalaire" et un "produit vectoriel". Conformément à l'infirmité de l'école anglaise de Hamilton (1805-1865) et de Cayley (1821-1895), qui ne parvenait pas à bien discerner un vecteur d'une liste de nombres (pouvant être éventuellement des composantes de vecteur) sans structure ni règle, ces produits vous ont été enseignés comme des résultats de calculs sur "composantes", c'est à dire en réalité sur coordonnées, au lieu d'une définition intrinsèque, dont on eût vérifié la cohérence mathématique (notamment géométrique). Cela donnait quelque chose du genre : pour obtenir le "produit scalaire" vous additionnez les produits de "composantes" (c'est à dire en réalité "coordonnées") deux à deux [2]. Pour le "produit vectoriel", c'est un vecteur dont on obtient les "composantes" (c'est à dire en réalité "coordonnées") par telle différence de produits croisés. Les repères étant tacitement toujours orthonormés.

A ce stade-là, le praxéogramme[3] des concepts emmagasinés dans votre cursus scolaire, a l'allure suivante :

 

Notamment, on vous a fait apprendre (donc approuver) des affirmations de ce genre :

«Le vecteur unitaire k est le produit vectoriel du vecteur i par le vecteur j, unitaires

Or comme chacun de ces vecteurs est de dimension unitaire, soit physiquement un mètre, le vecteur k est en même temps de longueur un mètre carré.

Ce qui est une propriété fort surprenante pour un vecteur unitaire dans un repère orthonormé : 1 m = 1 m². Et tout ce qui s'ensuit : 1 m = 1 m2 = 1 m3 = 1 m-1, etc.

Et comme, implicitement, un vecteur ne serait qu'une liste de (trois) nombres, et que 1 m =  100cm, alors 100 = 10 000 = 1 000 000 = 0,01,  etc.

Et vous êtes encore loin d'avoir vu toutes les autres contradictions... Evidemment, vous n'y aviez vu que du feu, alors. Ainsi va la physique de concours, avec son ultimatum habituel : approuvez à l'instant, ou partez.

Aujourd'hui, quitte à faire un effort d'honnêté, vous devriez vous souvenir de votre stupéfaction, la première fois que vous avez vu le professeur sortir de sa manche la mystérieuse troisième direction, dans laquelle il a mystérieusement choisi un sens pour y placer son mystérieux troisième vecteur. Rappelez-vous : vous n'avez commencé à y "croire" un peu, que lorsqu'on vous a donné l'exemple d'applications en magnétisme. Comme par hasard : il est impossible de voir un champ magnétique, alors qu'on peut voir tourner une vitesse angulaire et un moment cinétique. Aussi fallait-il commencer par vous mettre sous dépendance en magnétisme, avant de vous asséner le produit vectoriel en mécanique, toute vigilance anesthésiée.

Les professeurs de mathématiques, qui réticents, enseignaient quand même cette absurdité, parce qu'elle est au programme, faisaient passivement confiance : "il paraît que ça sert en physique", et renonçaient à comprendre pourquoi[4]. Sans se douter qu'il n'y avait rien à comprendre, et tout à refaire.

 

2.3.     En fin de maîtrise, et en troisième cycle.

Si vous avez appris l'algèbre extérieure et l'algèbre tensorielle, notamment pour survoler les leçons sur la Relativité, vous avez repris la progression logique commencée à l'école primaire, là où on vous avait forcé à la discontinuer et délaisser. De nouveau, on vous a autorisé à distinguer un nombre d'une grandeur.

Le rectangle ABC'D' a même aire orientée que le parallélogramme ABCD.

"Orientation" signifie ici sens de parcours du périmètre : parcourir d'abord le segment AB, puis le segment BC.

Cette aire orientée est l'opposée de celle du parallélogramme ADCB.

Mais trop souvent, au lieu de vous donner les heures de travaux dirigés nécessaires pour maîtriser le calcul extérieur, et ses applications physiques, le professeur a biffé tout son travail, d'une contradiction : «ceci signifie le produit vectoriel»[5]. Conclusion pragmatique de cette contradiction : oublier la cohérence logique, oublier l'algèbre extérieure, garder le "produit vectoriel", qu'emploie la puissante majorité. Vous n'avez guère gardé en mémoire que la règle de changement de base. En oubliant de s'en servir pour vérifications de cohérence. En oubliant comment se servir en pratique des règles de covariance et de contravariance.

 

2.4.     Résumé : un praxéogramme disloqué.

On remarque un domaine cohérent à gauche, mais écartelé par de longues années d'inaction dans le cursus scolaire : l'algèbre linéaire est totalement cohérente avec la géométrie.

Séparé et incompatible, un domaine purement autoritaire à droite, autour du "produit vectoriel", qui domine le gros des physiciens et des électrotechniciens. Un domaine intermédiaire (semi-correct) entre les deux, où le produit scalaire hésite à être intérieur ou scalaire, et où scalaire est tacitement non-défini.

Les mauvaises relations entre métiers ont fait que personne ne s'est soucié de restituer une cohérence décente dans les systèmes de concepts enseignés de ci de là. Sauf H. Weyl, E. Cartan et A. Einstein; nous y reviendrons.

 

2.5.     En mécanique quantique.

Un vecteur d'état dans un espace de Hilbert de dimension infinie, n'a plus rien à voir avec un véhicule, ni avec rien de géométrique ni de vectoriel. Plus besoin de cohérence géométrique, semble-t-il. Et un sentiment d'autarcie totale envers le restant du monde, et envers les critères de cohérence et de rigueur élaborés ailleurs : le moment magnétique et le spin redeviennent des vecteurs. Enfin bref, des listes de nombres.

Préférant, pour la facilité des calculs, un système d'unités sans unités (abstrait : il ne peut y mesurer) où la vitesse de la lumière vaut 1, la constante h vaut aussi 1, la charge de l'électron vaut -1, le physicien quantique perd la pratique de la discipline de la covariance, ne ressent plus le besoin de distinguer un nombre d'une grandeur, et n'utilise plus qu'à moitié les vérifications apportées par l'équation aux dimensions. Ainsi mutilé, il ne voit plus aucune objection au règne du produit vectoriel sur la physique de concours. Il est aussi dispensé de distinguer les grandeurs extensives des grandeurs intensives, car il ne rencontre plus guère les premières. Le niveau d'énergie d'un électron lié à un atome, quotient d'une extensive par un nombre de particules, est grandeur intensive : énergie pour UN électron.

 

3 .     La pratique usuelle mise au pied du mur.

Ayant coupé les ponts d'avec la cohérence mathématique, et d'avec la réalité géométrique et physique sensible, ce "produit vectoriel" oblige à cascader les astuces mnémotechniques, pour obtenir le moindre renseignement. Exemples : le sens du courant induit dans une dynamo, le sens dans lequel tourne un moteur, le sens du courant au secondaire d'un transformateur. Il faut de longues années de dressage, pour obtenir un rendement significativement supérieur à celui de pile-ou-face. La physique n'en sort pas grandie...

Prenons le cas d'un brin conducteur d'induit, se déplaçant devant une pièce polaire d'inducteur. On sait dessiner le sens du courant dans les spires d'inducteur.

Le schéma est entièrement dans le plan de la spire, parallèle au plan déterminé par la vitesse du brin d'induit passant devant la pièce polaire, et par le brin conducteur lui-même.

On veut prévoir le sens de la f.é.m. dans l'induit.

Prenez votre chronomètre et faites vos jeux : le + est à droite, ou à gauche ?

       

Quelle durée vous a-t-il fallu pour être certain(e) de la réponse exacte ? Dix secondes auraient dû suffire. Il était superflu de s'inquiéter si le brin d'induit est derrière un pôle "nord" ou devant un pôle "sud", ou entouré par un solénoïde, et de s'encombrer d'une troisième dimension sans pertinence. Superflu aussi, d'introduire deux fois un tire-bouchon, un bonhomme, ou divers doigts dans une machine à courant continu.

Prenons un cas encore plus simple : sachant le sens du courant dans l'élément d'induit d'un moteur à courant continu, prévoir le sens de rotation.

 

 

 

 

 

 

Cinq secondes suffisent.

      

 

4 .     Pourtant, il existe une méthode physique.

Votre établissement ne dispose sans doute pas du matériel d'expérience : à 10 000F, c'est inabordable pour la plupart des lycées. Pourtant, plusieurs des manuels que vos élèves peuvent acheter, en exhibent la manipulation : l'ampoule d'hydrogène raréfié, dans lequel on injecte un faisceau d'électrons, que l'on peut dévier, avec un champ magnétique et/ou un champ électrique. Vous constatez dans quel sens tourne votre faisceau d'électrons : dans le sens où tourne le courant dans la bobine.

 

On n'a porté ici que le résultat expérimental.

Mais pourquoi avoir caché l'intermédiaire théorique : le champ magnétique ?

C'est que, depuis longtemps, j'ai abandonné avec joie la représentation du champ magnétique par un bâton muni d'une pointe de flèche, sachant combien cette représentation est vicieuse, hors-sujet.

Maxwell, Weber, Thomson, Curie, Weyl, Feynman nous ont révélé que le champ magnétique est "un truc-qui-tourne". En 1827, Ampère nous a dit pourquoi[6]. Il est vrai que son hypothèse des courants moléculaires heurtait le préjugé anti-atomiste de l'époque, et que les électrons n'ont été inventés qu'entre 1891 et 1897.

Mais bien peu de collègues ont eu la chance de bénéficier d'enseignants suffisamment cultivés pour dessiner ces trucs-qui-tournent, comme des bâtons, avec une flèche de rotation autour. Or cette représentation  est bien moins incorrecte : le sens de rotation étant enfin correct, le bâton reste hors-sujet, et n'a aucun des comportements dimensionnels adéquats.

Je dessinerai donc le champ magnétique, et ceux des êtres de rotation qui sont mathématiquement comparables (moment cinétique par exemple) de manière physiquement correcte : c'est dans un plan, et ça tourne dans ce plan. Ajoutons donc le champ magnétique à notre schéma. Le schéma reste plan.

 

Nous obtenons donc, de la spire au champ, et du champ à la trajectoire, toujours un rond dans un rond, et qui tournent pareil.

 

Et pour l'appliquer à notre dynamo ?

Très simple, il suffit de dessiner comment les électrons sont déviés, toujours dans le sens du champ (ici à droite de la figure), et les ions métalliques positifs (du réseau cristallin de cuivre ou d'aluminium) en sens inverse ( ici à gauche de la figure), donc notre élément d'induit se comporte comme un générateur dont le pôle + est à gauche de la figure.

       

Cas encore plus simple : sachant le sens du courant dans l'élément d'induit d'un moteur à courant continu, prévoir le sens de rotation.

Il suffit de se rappeler que notre faisceau d'électrons, dans l'expérience du faisceau d'électrons dans un gaz raréfié, circule en sens inverse du courant conventionnel : les électrons sont négatifs.

Le champ dévie la course des électrons selon son sens de rotation. Autrement dit, il dévie le courant en sens inverse. Ce qui nous donne le sens du quart-de-tour à opérer sur le courant, pour obtenir la force.

En prime, nous obtenons que la force électromotrice qui s'exerce sur l'induit, dès qu'il tourne en moteur, est bien CONTRE l'intensité qui le fait tourner, est donc bien contre-électromotrice.

    

Ainsi, il nous a toujours suffi d'une règle physique pour obtenir le sens d'une action physique, force électromotrice, ou déviation d'une trajectoire. On n'a aucun besoin de se référencer au bonhomme, à l'agent de police sur une place à sens giratoire, ni aux tire-bouchons, ni à dieu-sait-quels doigts de dieu-sait-quelle main. L'électromagnétisme n'a pas à s'encombrer de l'anatomie des primates homo sapiens et autres. Seule la physique des neutrinos et de l'interaction faible, est contrainte à traiter d'hélicités droite ou gauche.

 

5 .     Encore plus simple.

Considérons une roue, roulant sans glisser. Considérons le champ des vitesses en tout point de ce disque solide, dans un repère lié à la route. Prenez un crayon et un bout de papier

Le schéma vous donne toutes les indications nécessaires pour dessiner le sens du rotationnel de ce champ de vitesses (c'est ici la même chose que la vitesse angulaire du solide).

Vous avez 5 secondes.

Bien. Posez les crayons. Le point de contact M, et le centre du cercle O étaient superflus pour votre réponse. Il ne nous importe pas non plus, que le schéma plan, représente une vue en élévation d'un solide tridimensionnel, ou que la scène se déroule à Flatland, pays imaginaire de dimension 2, où un disque roule sur une droite. Mathématiquement, dimension 2, 3, 4, 5, ou 77, cela ne fait aucune différence sur le rotationnel. La seule exigence est que la dimension soit au moins 2.

 

En deux secondes vous pouviez donner une réponse exacte, et bien suffisante :

En cinq secondes, vous pouviez dessiner encore plus :

Hélas, on peut parier que vous vous êtes encombré de complications hors sujet, qui vous ont gaspillé un temps énorme. On peut gager que vous êtes allé chercher une troisième dimension, hors-sujet (mais puisqu'on vous l'a apprise...) pour y poser un "vecteur", qui n'a plus rien à voir avec un sens de rotation. Puis, en contemplant vos doigts, vous vous êtes longuement demandé si ce "vecteur" montait à travers la feuille de papier, ou descendait à travers elle. Peut-être vous êtes vous questionné sur le point d'origine exact d'un tel "vecteur", ou sur son "axe". Certains sont peut-être même allés jusqu'à tout redessiner en perspective...

Tout ce tintouin, pour PERDRE le sens de rotation, et gagner à la place une information qui n'a aucune chance de jamais devenir pertinente.

Or, ce sens de rotation, était déjà dessiné, il vous suffisait de LE GARDER.

 

 

6.      « Well, Papa ! Can you multiply triplets ? » [7]

Tout ce fatras, ces complications hors-sujet, découlent d'une petite tragédie qui a commencé en 1843 : Hamilton emmêla deux cahiers des charges incompatibles, quand il créa l'algèbre des quaternions, en voulant créer les quotients des vecteurs de E3. Son cahier des charges sémantique, aurait dû n'aboutir qu'à l'algèbre tensorielle. Mais il s'est donné un cahier des charges structurel calqué sur les nombres complexes, autrement dit sur le complexifié de la droite réelle R, avec ce produit interne, dont l'interprétation géométrique plane emmêle les rotations dans les translations. Et Hamilton a oublié complètement l'indispensable algèbre des unités physiques. Puis il a appliqué naïvement ses hypercomplexes à l'espace physique réel (qu'il voyait en minkowskien avant la lettre). Les physiciens, dans leur majorité, ne se sont pas encore aperçus que cette confusion entre rotations et translations, où l'on fourre tout dans le même sac, tourne le dos à tout sens physique.

Un an plus tard, en 1844, Grassmann (1809-1877) publia l'outil mathématique approprié, avec notamment la première distinction ferme entre nombres et grandeurs (même si les grandeurs restent provisoirement abstraites, avant toute application physique). Mais voilà, Grassmann était un professeur peu connu, et son style philosophique kantien (aussi terrifiant que celui des Eléments d'Euclide) contrevenait aux habitudes des mathématiciens de l'époque, alors que Hamilton était un astronome déjà connu pour génial, ex-enfant prodige. Son formalisme canonique de la mécanique, de 1834, est toujours insurpassé. Hamilton a connu l'Ausdehnungslehre de Grassmann[8] vers 1852, mais ne s'est guère préoccupé à son sujet que de calembours (mangeur d'herbe), et des questions d'antériorité.

Depuis ces dates, les physiciens jouent de malchance, et, sous couleur de simplifier (couleur qui leur sert à esquiver leurs tâches de clarification sémantique), ratent tous leurs rendez-vous avec leurs outils mathématiques corrects et appropriés[9], se contentant d'adorner d'habits neufs les vieilles confusions. Dans son traité de 1873, J. Clerk Maxwell (1831-1879) multiplie les mises en gardes contre les impropriétés de sa mathématisation[10], ne s'y fiant qu'à demi. Les mots "vector product" ne se rencontrent que sous la plume de Clifford (1845-1879), en 1877[11]. Tous deux ignoraient l'oeuvre de Grassmann jusqu'en 1878[12]. Visiblement, en 1894, les mises en garde de Clerk Maxwell étaient déjà oubliées[13], car Pierre Curie (1859-1906) prit soin de redémontrer en détail combien la représentation du champ magnétique par un vecteur, est impropre[14]. Peine perdue que celle de Curie : les physiciens perdirent de vue le modèle physique correct (dû à Ampère (1775-1836), Clerk Maxwell, W. Thomson (1824-1907), W. E. Weber (1804-1891), Pierre et Jacques Curie), parce que la mathématisation usuelle le contredisait. Et aussi parce qu'ils se débattaient alors dans une ignorance physique dont nous n'avons plus la moindre idée : l'électron n'a été inventé qu'entre 1891 et 1897, et prouvé en 1897; avant cela, Faraday (1791-1867), Clerk Maxwell, Poynting (1852-1914), Heaviside (1850-1925), etc. ont dû héroïquement bricoler des concepts inextricables pour imaginer la simple conduction électrique (et la charge électrique) : ici une vibration d'éther, là un vortex, ou une discontinuité des vecteurs déplacements, un croisement de vortex, une éponge de vortex, une contraction des tubes de forces, etc...

On peut constater au long des publications et manuels du siècle écoulé, que la faute de mathématisation, a éliminé le modèle physique correct (les courants ampériens), et consacré la conception erronée d'Œrsted (1777-1851), de Wollaston (1766-1828), de Faraday,  etc. ("spectre de limaille facile implique vrai vecteur magnétique", voire "courant électrique invisible implique vortex"). Même Dirac (1902-1984) s'y est laissé prendre jusque vers 1970 [15]. Chaque fois que voir une grandeur physique orientée fut impossible, des physiciens furent déroutés, et beaucoup se sont égarés. Le prestige d'une mathématisation obscure a souvent suffi à éteindre leur perception kinésique. Nos élèves, eux, préfèrent dédaigner toute la physique, pour sa malmathématique embrouillée.

 

 

7 .     Et si ça n'est pas vecteur, alors c'est quoi ?

Une minorité de lecteurs bâille d'ennui : elle sait déjà que le champ magnétique, le flux magnétique, le moment cinétique, le moment d'une force, la vitesse angulaire, l'accélération angulaire, la vitesse aréolaire, et quelques autres grandeurs, de symétrie similaire, sont des tenseurs antisymétriques de rang deux.

Des quoi ? grommelle la majorité, au bord de l'insurrection. Elle n'a pas tout à fait tort. Donnons donc un synonyme bref  et clair; qualifions-les de tourneurs gyreurs.

Oui, le mot historiquement choisi était déjà pris, et utilisé dans les ateliers. "Gyreur" était tombé en désuétude et oublié, il vaut donc un mot neuf, grâce à Jean-Louis Leroy-Bury.

Le mot "vecteur" aussi était déjà très pris, depuis plus de 40 siècles, avant d'être repris en 1837 par Hamilton, à usage mathématique. Le moustique est le vecteur de la fièvre jaune et du paludisme. Au 18e siècle, les colporteurs furent les vecteurs des pamphlets révolutionnaires. Certaines fusées sont des vecteurs nucléaires. Dans le dictionnaire de latin, on trouve une famille de 21 termes autour du verbe "vehere" et du nom "vector" (au sens de chariot, puis d'animal bâté ou de trait, de cavalier, puis de passager d'un navire), et encore 4 autour de "convehere", 4 avec "per__", 4 avec "circum__", 10 avec "de__", 2 avec "re__", 5 avec "trans__", 5 avec "e__", 7 avec "ad__", 1 avec "a__", 6 avec "sub__", 2 avec "super__". En français, nous avons gardé aussi "véhicule",  "véhiculer", "convection", "convecteur", "évection" [16].  La famille décuple, si l'on considère que "vea" et "veha" sont les anciennes formes de "via" (voie, route), et que "vexare" (secouer, puis tourmenter)  est l'intensif  de "vehere"; en français, nous en avons gardé : "voie", "convoi", "convoyer",  "dévoyer", "dévier", "viabiliser", "viaduc", "voyer", "voirie", "voyage", "viatique", "vexer", "convexe", "vétérinaire" (de "veterina" : bêtes de somme), etc. La racine indo-européenne est connue : VAH, et désignait le transport sur un char[17]. L'extension aux autres moyens de transports est venue ensuite[18].

Gardons donc à "vecteur" un usage spécifique, pour les grandeurs physiques qui véhiculent, qui translatent, telles que le déplacement, la vitesse, l'accélération, l'impulsion, la force, le champ électrique, le potentiel-vecteur, etc. Le gradient de concentration d'une espèce chimique sera mieux qualifié de "covecteur".

Hamilton s'exprimait par ces égalités :   "vehend + vector = vectum,    et

                                                            vectum  - vehend = vector",

additionnant ainsi un point et un vecteur, alors qu'en notation opératorielle, on écrirait de nos jours plutôt :

                                                            vector(vehend) = vectum.

"Gyreur" désigne désormais les grandeurs physiques qui prennent un vecteur d'une espèce, le projettent dans un plan stable, et lui font faire un quart de tour dans ce plan stable, pour engendrer un certain autre vecteur. Nous consacrerons un chapitre entier aux gyreurs.

L'opérateur de projection est appelé "projecteur" par les mathématiciens depuis longtemps. Ce mot est connu des physiciens quantiques. L'opérateur de rotation n'a pas encore reçu de baptême bref qui fasse l'unanimité. "Rotateur" est utilisé en anatomie, et en chimie organique (lumière polarisée), et je suggère de le réutiliser. Le gyreur est le composé d'un projecteur orthogonal sur un plan, et d'un rotateur d'un quart de tour dans le même plan stable.  Nous verrons au chapitre algébrique, que l'ordre de la composition est indifférent : ces deux opérateurs commutent entre eux (propriété peu banale).

La minorité citée plus haut proteste à son tour : «On n'a pas besoin de gyreurs, on disait déjà "vecteur axial"» (variante : "pseudovecteur"[19]). "Vecteur", disiez-vous ? C'est pourquoi vos collègues comprenaient toujours vecteur, tout court. La nuance "pseudo", ou "axial"[20], était invariablement perdue et incomprise par vos contemporains moins instruits. D'ailleurs, même chez ceux qui la prononçaient, la nuance "axiale" restait lettre morte dès qu'ils calculaient, car eux aussi se servaient d'un "produit vectoriel", dont ils devaient ensuite corriger à la main les fautes de symétries. Voilà pourquoi l'auteur considère les nuances "pseudo" et "axial" comme disqualifiées. Aucune nuance ne peut racheter le "produit vectoriel". Aucune habitude ancrée ne peut racheter le fait qu'on se trompe de mathématisation depuis 1843. Nos grands ancêtres avaient des excuses, nous pas; et les meilleurs d'entre eux nous avaient prévenus de leurs doutes.

Nos gyreurs, ont déjà été baptisés "bivecteurs" par Grassmann. Le terme n'a pas eu grand succès, ni sa généralisation en multivecteurs, ou en p-vecteurs. Je devine deux raisons à cet insuccès : leur obscurité, et la collision avec les "quadrivecteurs" relativistes, utilisés dans l'espace de Minkowski. Ces "quadrivecteurs" ronflants restent fort mal nommés; il ne s'agit que de vecteurs fort ordinaires, dans un espace de dimension quatre. L'obscurité reste un défaut grave : comment feront les gens simples, pour deviner que "bivecteur" veut dire "être-de-rotation", tels une vitesse angulaire, un champ magnétique, ou une surface orientée en rotation ? "Bi-vecteur" ne se rapporte à aucun verbe d'action. Or le verbe d'action est indispensable aux gens simples.[21]

 

 

8 .     Conclusion.

Cet article introductif se bornait à vous motiver. Dans les prochains articles, nous donnerons les définitions, tant pratiques que mathématiques et physiques, des termes nouveaux, et de ceux qu'on croyait si sûrs, et qui furent si mystificateurs si longtemps.

Nous différencierons, et grapherons, les deux systèmes d'axiomes, l'un fort, l'autre faible, dans l'ambiguïté desquels on a trop joué à cache-cache jusqu'à présent. Le système d'axiomes forts des vecteurs, système géométrique, est celui que vous employez dès que vous dessinez des vecteurs, et est celui qui convient à toute la physique classique macroscopique. Le système faible, minimaliste, purement algébrique, des espaces vectoriels généraux, était du reste, lui aussi violé par les usages relâchés des physiciens.

Nous rappellerons les propriétés algébriques et géométriques des vrais vecteurs, notamment leurs symétries. Nous donnerons toutes les propriétés des gyreurs. Nous donnerons les moyens d'en visualiser la connectique : des lois physiques relient les grandeurs entre elles, et dictent des restrictions irréfragables.

Nous dégagerons les liens fiables entre la dimension physique et le type géométrique d'une grandeur physique. Par des tableaux de correspondance, nous en dégagerons la syntaxe. La syntaxe géométrique-tensorielle des lois physiques, est un garde-fou tout aussi indispensable que l'équation aux dimensions.

Nous donnerons en détail toute la pratique algébrique des gyreurs, en relation avec les autres grandeurs géométriques de la physique, notamment les vecteurs. Un exercice en bases non orthonormées sera détaillé.

Nous résumerons l'histoire de la genèse de la faute de mathématisation. Cela ne nous donnera que les causes contingentes. Pour publier les causes structurelles, beaucoup de prérequis manquent encore, notamment les prérequis éthiques. Ces causes structurelles sont toujours actives, et chacun manque encore du recul nécessaire. Le contrôle-qualité est à 100% dans les mains du producteur, qui l'étrangle. Enfin, si nous regorgeons en persiflages, nous n'avons aucune théorie fiable du fonctionnement du théoricien; ni dans le cas du théoricien indépendant, ni dans celui du théoricien dépendant de sa position en cour. Alors que les nombreux exemples fournis par l'Histoire incitent à la défiance.

 

Auteur : Jacques Lavau.



[1] Nous détaillerons cette projection orthogonale extérieure. C'est indispensable.

[2] Il est indispensable que nous détaillons ultérieurement la projection orthogonale intérieure et le produit intérieur.

[3] Praxéogramme : graphe des actions, composant en séquence une action plus complexe. Exemple : une recette.

[4] Exception méritoire : Jean Barbotte; Le calcul tensoriel. Bordas, 1948. Paris.

Barbotte mentionne le livre de L. Brillouin, mais n'imite pas ses renoncements diplomatiques.

[5] Un exemple parmi tant d'autres : A. Dahan-Dalmedico & J. Peiffer; Une histoire des mathématiques. Routes et dédales. Page 286, 4e ligne, édition de poche Points, Seuil. 1986 Paris.

[6] André-Marie Ampère. Théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques uniquement déduite de l'expérience. Gauthier-Villars. Paris 1827.

[7] William Rowan Hamilton; Mathematical Papers. Cambridge Univ. Press. Lectures on Quaternions. Dublin 1953.

[8] Hermann Günther Grassmann; Die Lineale Ausdehnungslehre. 1ère édition en 1844, édition refondue en 1862. Traduction française par D. Flament : La science de la grandeur extensive. Lib. A. Blanchard. 1994 PARIS.

[9] Ratant par exemple Barré de Saint-Venant (1797-1886) : "Mémoire sur les sommes et différences géométriques et sur leur usage pour simplifier la Mécanique", note à l'Académie des Sciences, septembre 1845.

[10] James Clerk Maxwell. A Treatise on Electricity and Magnetism. Réed. Dover, New York, 1954.

[11] William  Kingdon Clifford; Notes of lectures on quaternions. Mathematical Papers. Chelsea, New York 1968.

[12] Clifford a publié en 1878 ses Applications of Grassmann's extensive Algebra, venant juste de découvrir l'Ausdehnungslehre.

[13] Dans son Matter and Motion, de 1877, Maxwell avait déjà oublié ses réserves, et présentait une règle chirale pour représenter un moment cinétique. Matter and Motion. Réed. Dover. New York 1991.

[14] Pierre Curie : Sur la symétrie des phénomènes physiques. Journal de Physique, 3e série, t. III, PARIS 1894.

[15] En 1975, P. A. M. Dirac a désavoué sa précédente croyance en des monopôles magnétiques, à la déception de Price, qui croyait en avoir observé un. cf Paul Perrier; Le premier monopôle magnétique ?  La Recherche n° 61, pp. 965 - 966. Paris 1975.

[16] en astronomie : se dit d'une inégalité des mouvements de la lune, liée au déplacement du périgée et aux variations de l'excentricité.

[17] Jean Varenne; Grammaire du sanskrit. QSJ-PUF, Paris 1979. Il semble qu'on trouve des descendants en russe : vodit'/viesti : conduire; voz : chariot; voznitsa : cocher; vojd'/voditel' : conducteur.

[18] Emile Benveniste; Le vocabulaire des institutions indo-européennes. T1. Editions de Minuit. Paris 1975.

[19] Plus caustique, Michel Hulin écrivait : "vecteur de mauvaise foi". B.U.P. n°572. PARIS, 1975

[20] Attention aux choix des mots ! Ces grandeurs "axiales" n'ont justement pas d'axe, mais un plan stable.

[21] J. W. Gibbs avait proposé le terme de dyadic, qui n'a pas percolé jusqu'aux physiciens de langue française.


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