6.   Conflits de sensorialités et de valeurs (1999).

    6.1.       Une pause de réflexion. De la désensorialisation, et de ses remèdes.
        Deux routes dangereuses ?.

    6.2.       Sensorialités.
        6.2.1.     De la sensorialité visuelle.
        6.2.2.     Des sensorialités tactile et kinesthésique.
        6.2.3.     De la sensorialité auditive.
        6.2.4.     Des perceptions orales, gustative et olfactive.

    6.3.       Des autres perceptions, intellectuelles et morales.
        6.3.1.     De la perception temporelle, de l’ancrage historique.
        6.3.2.     Proxémique agonistique ou hédoniste ?.

    6.4.       Communiquer par les valeurs culturelles ?.
        Valeurs de Gazonbleu : La jalousie, base d'une phobie anti-livres et anti-culture.

    6.5.       Communiquer par les valeurs morales ?.
        6.5.1.     Dois-je parler des innombrables larcins ?.
        6.5.2.     Mes valeurs.

        6.5.3.     Eux communient par le sadisme.

    6.6.       Mon oubli : les valeurs ménagères.



6.      Conflits de sensorialités et de valeurs (1999).

6.1.   Une pause de réflexion. De la désensorialisation, et de ses remèdes.

Deux routes dangereuses ?

Les deux problèmes avec ces deux corvées de mémoires à consigner, et de nouveau diplôme à décrocher, bien que tous deux soient fort justifiés à moyen terme, est que, tout au long du court terme, cela me conduit là où je ne veux surtout pas aller, et où c’est carrément nuisible.

La Maîtrise de Physique est incroyablement théorique et calculatoire. Les outils que nous sommes contraints d’utiliser, par vice grave de conception, violent le sens kinesthésique le plus élémentaire. A tout instant, cela bride et bafoue mes moyens de représentation visuelle et kinesthésique de la réalité physique que nous sommes chargés de calculer. Tout désensorialise dans cet enseignement. Il me laisse l’impression que cette désensorialisation à outrance, n’est plus depuis longtemps dans l’intérêt de la physique, mais n’est là que pour des mobiles purement psychosociologiques : aider des gens qui n’ont choisi ce métier que par une conduite de fuite, que par une stratégie antisensorielle, à se blinder les uns les autres dans l’antisensorialité, et à se protéger des humains ordinaires, qui eux, n’ont aucune envie d’être brimés de la sorte. Est-ce spécifique à (NotreVille) cette concentration de gens au regard fuyant, obsédés de fuir tout contact, excepté la relation de domination, leur frilosité autour de leur conformité hâtive aux dogmes hâtifs (pour ne pas dire schizophrènes; je parle toujours des dogmes) ? C’est très déroutant et lassant. Plusieurs étudiants me précisent que oui, (NotreVille) est spécifique : cette université détient le record de France, par son taux d’échecs à la Maîtrise de Physique, filière physique fondamentale.

Telles que je les avais commencées, ces mémoires aussi me menaient là où je ne dois surtout pas aller. Le déclencheur, fut ce flot de calomnies, qui était prévu pour m’emporter, que Gazonbleu a déposé au Tribunal de Valence. Quand Hitler a envahi la Pologne, les anglais n’eurent guère le choix des terrains de bataille : ils durent accepter tous les terrains et tous les moments choisis par l’assaillant, aussi longtemps que Hitler n’attaqua la Russie (on dit qu’il se tourna vers la Russie par peur de l’eau : il ne savait pas nager)... De même, j’ai dû accepter les batailles selon le calendrier et les terrains choisis par mes deux ennemies. Mais ai-je raison de continuer d’y investir autant ? N’y aurait-il des terrains et des activités nettement plus constructifs de mon avenir ?

Au début, ce fut une thérapeutique efficace, que de poser par écrit la recherche des pourquoi et des comment, la remise au net d’une chronologie fortement bafouée. Mais maintenant qu’il faut - pour des motifs salement utilitaires, pour prendre au collet les éventuels faux témoins[1] en Cour - reprendre avec précision les détails et la genèse des sévices, l’organisme se rebiffe, et repousse toujours au lendemain. Il a raison : pourquoi diable replonger dans cet enfer ? Les jours me sont comptés. Pourquoi les gâcher à consigner pour l’édification des générations futures, des horreurs qu’ils refuseront de lire ?

Il y a plus grave : je ne muscle ainsi que le criticisme. Et je risque de m’éloigner d’autant de son dépassement dialectique. Je ne me muscle alors que dans un sens qui aboutit à la perspective d’un compagnon impossible à vivre. Exactement la perspective inverse de celle qu’il faut obtenir. Non que je muscle réellement l’égocentrisme ni l’intolérance, mais du moins leur apparence, pour un(e) observateur/trice superficiel(le). Je donne ainsi des aliments faciles aux procès d’intention.

Jusqu’à la première rédaction de ce chapitre, les points de vue développés, avaient respecté l’appauvrissement sensoriel que Gazonbleu avait réussi à imposer tout du long. Je n’avais restauré que les dimensions dialectique/antidialectique, conformisme/ différenciation, et sentimentale/antisentimentale, mais je n’avais fait intervenir aucun des points de vue extérieurs à cette famille pathologique. Je n’avais pas analysé les oppositions des sensibilités sensorielles/antisensorielles : visuel/non visuel, auditif/anti-auditif, tactile/ antitactile. Et ce qui est plus grave, pendant ce temps-là, je ne corrigeais aucune des infirmités ainsi acquises.


6.2.   Sensorialités.

6.2.1.   De la sensorialité visuelle.

Que je sois peu visuel, cela saute aux yeux : qu’on regarde mes vitres non faites, ou les portions de sol que n’avais longtemps pas lessivées après avoir meublé ma cuisine, ou qu’on regarde la décontraction de ma tenue vestimentaire. Autant de choses que je vois pas.

Gazonbleu était visuelle, mais ne l’est plus guère. En ce sens qu’il ne lui reste guère que cela, et encore, si peu ! Elle a détruit toutes ses autres sensorialités possibles, « de peur de se laisser influencer », en bonne paranoïaque. Elle n’est pratiquement jamais visuelle en artiste, mais au moins, elle range, et elle nettoie plus que moi. Elle chamboule souvent des pièces de fond en comble pour essayer un autre agencement. Visuelle avec intolérance, elle se lance sans réfléchir dans des crises de grattage précipité. Telle table de pin, traitée initialement à l’huile de lin, grattée sur un coup de phobie, resta ainsi de nombreuses années sans autre protection, à se dégrader dans une véranda plutôt agressive. D’autres fois, c’est surtout le besoin d’appropriation territoriale, qui s’exprime brutalement par une crise de grattage : ma mère avait trouvé à la salle des ventes de Grenoble un joli pupitre pliant « de général en campagne », en noyer. De Paris, ce pupitre nous fut donné aux Ulis, puis nous suivit à Sottenville. Là, en prenant soin de ne surtout pas me prévenir, et de me mettre devant le fait accompli précipitamment, Gazonbleu gratta tout le vernis, puis commença d’appliquer un colorant grisâtre, sans aucun essai préalable sur une partie peu visible. Visuelle ? Gazonbleu ? Si vous le croyez encore, regardez ce pupitre, qui vingt ans après, est toujours inutilisable, déverni, et enlaidi par les soins de Gazonbleu. Visuelle ? Non, surtout territoriale et envieuse !

Mais si Gazonbleu est ainsi visuelle envers son territoire, elle ne l’est nullement envers sa propre personne. Les yeux de sa famille nucléaire, son mari et ses enfants, n’étant rien du tout dans son esprit, elle peut vaquer une journée entière sans fermer son pantalon, braguette et ceinture largement ouvertes, le pantalon restant retenu par les larges hanches. Et le reste à l’avenant : culotte constellée de trous, main dans la culotte, etc. Gazonbleu est nettement plus territoriale que visuelle. A l’extérieur, bien sûr que Gazonbleu prend soin de n’être pas ainsi débraillée. Il n’y a pour elle que deux sortes d’autrui : ceux dont elle craint le regard (l’extérieur), et ceux dont elle méprise le regard (ses gens et valets : les enfants et moi, les meubles de son territoire). Il n’existe personne dont elle respecte le regard, sans le craindre.

Autrefois, Gazonbleu a été plus nettement visuelle. Pendant environ deux ans, elle s’est passionnée pour la photographie. Un de ses reproches resservis longtemps, était aussi d’une visuelle : elle m’a longtemps reproché de n’avoir pas su lui choisir en aveugle un chemisier pour lui en faire cadeau d’anniversaire. Je n’ai pas la moindre idée de la taille, de la forme, de la texture à choisir. En revanche, des lieder de Schubert par Dietrich Fischer-Dieskau, elle n’a jamais rien écouté.

Sous le regard acéré de Firefly, je suis devenu temporairement bien plus attentif à tous les messages visuels que je pouvais bien émettre, et auxquels je ne prêtais nulle attention avant. J’ai poussé des finitions d’étagères en vernis, à un point dont je ne me serais jamais soucié, sans la perspective du regard de Firefly. Visuelle à fond, elle n’aura jamais fini de me reprocher le bouquet de fleurs que je ne lui ai pas offert, quand toutes mes forces (et les autres aussi) étaient mobilisées à me trouver et à monter un lit pour me coucher dessus, une table pour manger dessus, un bureau sur lequel poser cet ordinateur avec lequel j’écris. « Et ça ne peut pas attendre une nuit de sommeil ? » articulai-je harassé. Non, l’engueulade téléphonique ne pouvait pas attendre une nuit de sommeil sur ce lit encore en montage, pourtant bien indispensable !

Je suis visuel dans la mesure où cela prépare mes déplacements dans le paysage. Les schémas électroniques, les logigrammes, les praxéogrammes, je dois les parcourir du regard comme si mes jambes y étaient. Une paroi rocheuse m’intéresse surtout pour l’itinéraire d’escalade, pour les sensations dans les passages difficiles, ou aux relais, pour telle prise difficile à trouver au toucher, pour le danger que le mauvais pendage fait courir, en faisant de toutes les prises des tiroirs de la dernière heure. Ou alors, elle m’intéresse pour sa structure : les plis, les microplis, les failles, l’épisode volcanique inséré dans la série des schistes et des quartzites. Pour l’histoire qui s’y inscrit, et pour les paysages précambriens dont ces schistes portent les archives obscures. Ou pour le nid de faucon qui s’y cache. Quelque coloriste comme Firefly y verrait tout autre chose. Quant à Gazonbleu, elle y voyait surtout : « Il va encore voir le paysage en géologue. Je vais sans peine recruter une unanimité de persiflages contre lui ! Moi et Frédégonde, on ne regarde que les belles propriétés qui nous font baver d’envie, et déblatérer contre les salauds qui ont du pognon, quand on n’en a pas ! »

Je suis également visuel quand c’est lié à la sensualité tactile. Hier 6 janvier 1999, j’ai vivement apprécié des rampes en frêne, et pourtant, au contact sous vernis, la différence est faible avec du pin ou autre bois quelconque. Je suis sensible aux textures des bois et des roches, des matériaux, même quand mon appréciation est, par force, plus visuelle que tactile.

 

6.2.2.   Des sensorialités tactile et kinesthésique.

Le dos prématurément voûté de Gazonbleu dit assez sa stratégie antitactile, et antikinesthésique. Elle a bien décidé de ne pas habiter son corps. Elle n’habite pas non plus son esprit, elle s’interdit d’écouter, de parler, de lire, et d’écrire. Mais elle habite ses convictions. Elle est convaincue que son rôle dans la vie, est de commander à ses prochains. Mais ces traîtres n’obéissent pas...

Et comme elle n’est presque pas envieuse, elle brime le corps de chacun de nous dans son entourage... Pendant quelques années, j’ai réussi à obtenir qu’elle me masse les parties douloureuses du dos, environ trois fois moins que je ne la massais, elle. Et puis, un ratio de un à trois, elle a fini par trouver que c’était encore bien trop abusif, comme demande de réciprocité. Elle a réussi à réduire à zéro toutes relations tactiles, et donc aussi à zéro pour elle, ce qu’il lui restait encore de perception kinesthésique. Ce qui lui a permis de se voûter toujours plus profondément, et toujours plus laidement. Ça ne la dérangeait pas puisque, octogénaire, son père se voûtait bien profondément, et son mari encore si peu... Donc il était mal de garder à peu près son dos en état, et bien de le laisser se dégrader irréversiblement.

Sigbert dépare un corps superbe par un mauvais port de tête. Il n’a plus de père pour le rappeler à sa dignité physique, car il est trop froussard pour garder contact avec son père, de peur de froisser sa mère. Et ce n’est pas sa mère qui pensera à l’aider à tenir sa tête à sa place.

A défaut de sensualité tactile, Gazonbleu a des phobies tactiles. Elle est allergique à la plupart des tissus de nylon, si leur tissage est gros. Aussi incroyable qu’il y paraisse, elle est sensible à la proximité d’un conducteur sous la tension domestique de 230 volts. On a fait l’expérience de brancher dans les deux sens un grille-pain : selon le sens dans lequel on branche la fiche, l’interrupteur unipolaire coupe la phase, ou coupe le neutre. Gazonbleu fait toujours correctement la différence en approchant sa main. Le tournevis tâte-phase confirme à chaque fois son diagnostic. Gazonbleu dit avoir « senti une vibration ». Les données étaient déjà nombreuses, concernant la très grande dispersion des sensibilités individuelles aux champs électromagnétiques. On m’a raconté des cas individuels encore plus étonnants (communication privée, en établissement d’enseignement), que je ne rapporterai pas, n’ayant pu m’assurer de l’absence de supercherie.

Et pourtant, elle a été nettement plus tactile. Comme plusieurs autres femmes, il lui est arrivé d’exprimer son désir d’épouser un paysage en se couchant dessus. Cela restait de l’ordre du fantasme pur, vue la disproportion entre les échelles. D’autres femmes sont plus telluriques, se percevant en symbiose avec la Terre par tout leur corps, à la grande inquiétude de leur entourage, effrayé par la pratique d’un tel culte de Ghéa.

Peu préparés à être parents, ni Stephide ni Marimarg ne développaient ni la sensorialité tactile, ni kinesthésique. Ils jouaient au tennis, tant mieux pour eux, tant pis pour les autres. Ils dansaient. Tant mieux pour eux, tant pis pour les autres. Ils n’enseignaient rien, et ne facilitaient rien. Stephide brillait pour lui. Point. Egoïsme d’abord. Puis de plus en plus, jalousie paternelle. Ma croissance lui faisait de l’ombrage.

On déjà glosé sur l’ancrage infantile de la pratique de l’escalade. Si on en doute, que l’on regarde nos petits, d’un an ou deux, nous escalader, ou chez les chatons, le goût de nous escalader jusqu’à aboutir à se percher sur nos têtes. Je ne parlerai que de la tactilité développée : trouver et tâter une prise, trouver la bonne manière s’en servir. Au « 95,2 » (un massif de Fontainebleau. Ce chiffre désigne l’altitude sur la carte), je réessayais en vain une voie : impossible de saisir la prise supérieure, qui pourtant, à l’oeil, semblait bien exister. Un collègue un peu plus grand devrait réussir et me montrer comment saisir ? Goûtez sa conclusion, après avoir renoncé à son tour : « Evidemment ! Tu as senti comment c’est là haut ? C’est comme un sein de femme ! ». Le développement kinesthésique aussi est évident et précieux. La joie de découvrir l’usage occasionnel du pied, non pour porter, mais juste comme anti-basculement vers la prise de main déportée !

Mais pour l’essentiel, mon ancrage tactile et kinesthésique, je le dois à mes bébés, et à tout ce que nous avons fait avec eux et pour eux. Contrairement à nos parents respectifs, nous avions énormément investi de nous mêmes dans le développement sensori-moteur des chers petits. Le détailler prendrait un chapitre entier. Ce qui est moins bien, et pour moi, et pour les petits, c’est que dès la naissance du second, Gazonbleu en profita pour délaisser ouvertement son mari. La tétée du petit suffisait à son bonheur. Toute autre vie tactile, toute vie amoureuse et affectueuse, a commencé à sérieusement l’incommoder. Seul le désir d’un troisième petit, la portera à prêter une attention toute temporaire à son reproducteur en titre.

Cette troisième petite, Audowere, marchera à sept mois. Croyez-vous que ce soit le diable qui s’en soit occupé ? Oui, si je suis le diable. Cette petite était renfrognée, et faisait facilement la gueule - allez, disons la moue. Et quelle plaie à endormir ! Hypersensible, elle se réveillait dès qu’elle ne sentait plus notre contact et toute notre chaleur. Moi seul avait la force et la patience des longues ruses, pour l’emmener dans sa chambre, puis dans son petit lit, où je continuais de la tenir, jusqu’à ce qu’elle ait d’abord cessé de rouspéter, puis qu’elle se soit profondément endormie. Ce bébé de petit poids était fort tonique, et a eu vite l’obsession de se dresser debout sur mes cuisses. Averti par les dangers, précédemment révélés à encourager les ambitions de Frédégonde au même âge, qui finalement, ne marcha qu’à treize mois, je fus cette fois très attentif à muscler le tronc d’Audowere : si elle se dressait, aller hop, une inclinaison latérale, puis avant, ou arrière, et ainsi de suite, en ne la tenant que par les hanches, tandis que ce jeu la faisait rire aux éclats. Ainsi, j’ai obtenu que la musculature des jambes ne prenne jamais d’avance sur celle de la taille et du ventre. Le résultat a été une habileté précoce étonnante. Chaque jour ce bébé ambitieux faisait une nouvelle conquête motrice, chaque jour, elle marchait un peu plus loin, un peu plus longtemps, sans jamais prendre la mauvaise statique de bassin de Frédégonde.

C’est de fait mon action en relais, ma grande présence de travailleur à domicile, qui a évité à cette petite Audowere, de trop pâtir de l’aggravation progressive de la stratégie antitactile de Gazonbleu. Gazonbleu ne lui a jamais permis l’intimité physique - certainement exagérée, du reste - qu’elle a accordé à Sigbert, qui avait tété jusqu’à un peu plus de quatre ans. Gazonbleu ne masse aucun de nos enfants - ni moi, bien sûr -, alors qu’elle a longtemps su se faire masser par moi, du moins aussi longtemps que sa haine à mon égard ne l’en avait pas encore complètement dissuadé. Tous deux sont stupéfaits quand j’empoigne leurs épaules voûtées, quand je masse leur trapèze noué, quand je redresse leurs omoplates décollées : ils n’avaient pas l’habitude que l’on considère leur corps comme existant, et digne d’un respect actif.

« Tous deux »? Et l’aînée ? Depuis 1990-1991, Frédégonde a accepté de prendre l’identité d’une supplétive : « Je suis la personne qui va réussir à débarrasser maman de cet homme qu’elle déteste », et cherche surtout à hâter le jour où j’aurai la bouche pleine de terre. Après tout, qu’elle se tienne aussi mal qu’elle le veut ! Détails dans le chapitre « Un jeu qui rapporte : Au viol ! »

A mon sens, qui n’est pas le sien, Firefly doit l’essentiel de sa séduction, à sa façon d’habiter totalement son corps. En revanche, elle est hélas en complète fuite contre la tendresse, et ses sentiments sont instables. Ou plutôt, ils ne sont positifs que de façon précaire et provisoire, avant de sombrer dans la grande rancoeur et dans le grand mépris définitif. Mais dans la fugacité de l’instant, qu’elle caresse bien, qu’elle masse bien, et que la fête des corps est délicieuse avec elle ! Dans la fugacité de l’éclaircie entre deux orages de délire.

Un peu moins bien : cette superbe liberté de corps, cette impertinence infantile, est encore un rôle, un apprêt soigneusement cultivé, un apprêt qui cache des fragilités et des failles, et qui ne les guérit pas.

 

6.2.3.   De la sensorialité auditive.

La seule sensorialité qui fait grand défaut à Firefly, c’est l’oreille. Fanatique de Jean Ferrat, elle ne peut le répéter que faux. Il est bien rare (mais il arrive) que sa voix soit belle et profonde. Hélas, Firefly a bientôt peur de la profondeur et de la sincérité qui lui ont échappé, et retourne bien vite à sa superficialité, et à ses conflits perpétuels, qui lui donnent l’illusion de maîtriser les situations. Et sa voix redevient pleine d’apprêts, et discordante.

Quand on croit papa tout puissant, ou ce (Jules) que l’on prend pour papa, quelle déception quand la réalité des difficultés de l’existence revient ! Gazonbleu croyait qu’en un coup de baguette magique, je lui apprendrai à chanter juste. Je suis donc coupable, s’il lui aurait fallu bien plus de temps et d’exercice qu’elle n’en a consenti. Par vengeance au long cours, elle a peu à peu interdit à quiconque de chanter. J’ai une progéniture muette : ils ont tous intégré qu’il ne faut développer aucune habileté qui fasse de l’ombrage à leur mère, et qui suscite sa jalousie. Pourtant combien Audowere improvisait bien, en maternelle ! Et ma propre voix était terriblement étranglée, sous les dernières et les plus terribles années de la dictature. Elle a interdit la musique. Ou plutôt, elle est revenue à ses goûts de petite boutiquière. Et mes enfants n’ont aucune autre culture musicale que celle de leur mère, plus de la techno. Autant dire epsilon.

Adolescent, j’identifiais presque ma sensibilité et ma vitalité, au premier mouvement du Divertimento pour orchestre à cordes, que Béla Bártok a composé durant l’été 1939, dans la propriété de Paul Sacher, en Suisse. « Quelques semaines de bonheur avant l’orage », commenta plus tard le compositeur. A cet âge, je n’avais pas encore repéré tout le tragique du second mouvement, qui exprime avec tant de précision prémonitoire la montée du caractère inéluctable de la guerre et du nazisme. Mais rien pour moi n’égalait les battues irrégulières, impaires et imprévisibles, comme autant d’appels du pied pour bondir toujours plus haut et plus loin, de l’allegro initial. Une explosion de santé et de rébellion juvénile. Pas une rébellion contre, une rébellion pour : pour soi.

Quand ma vie devint plus triste, je restai accompagné par la fugue initiale du 14e quatuor de Beethoven, en ut dièse mineur, et par la douceur des variations allegretto. Je ne peux encore joindre un extrait des partitions citées : c’est Gazonbleu qui les a ! Venu à la musique bien trop tard, je ne devins jamais créatif dans le domaine auditif. Je me contentai d’être un honnête choriste, un peu handicapé par une mémoire auditive à court terme, de faible capacité (voir le harcèlement auditif par Marimarg...), et un flûtiste maladroit.

Je ne poursuivrai pas le catalogue plus loin, des compagnons musicaux de ma vie. A l’exception de la Missa Criola, et d’un peu de Gilles Vigneault, Gazonbleu n’en partagea aucun. Des goûts de Gazonbleu, je partage modérément Jacques Douai, et je suis écoeuré par la lourdeur et l’emphase de Léo Ferré. Gazonbleu ne supporta le Flamenco que peu de temps : trop expressif pour elle. Elle ne supporta les lieder de Schubert et de Mozart, chantés par Teresa Stich-Randall, que quelques mois, pour la même raison : trop expressif, trop de sentiment pour la stratégie de fermeture de Gazonbleu. Elle préfère le boum-boum et le rock. Pas de tendresse ! Surtout pas de tendresse !

Sur l’usage de la voix comme support du langage articulé, il y aurait de bien tristes choses à en dire. Pour éviter les répétitions, je les renvoie au chapitre « Un de nous deux est fou. Lequel ? »

Le contraste est saisissant, dans la perception des avaries survenues à ma voix. Aux cours des saisons de plus dure solitude imposée, et surtout à nouveau durant l’année scolaire 1996-1997, ma voix fut terriblement étranglée, privée de tout graves, et privée de tout timbre. Ça ne passait pas inaperçu, un tel handicap professionnel... Mais Gazonbleu n’en finissait pas de se plaindre que les avaries fussent encore très insuffisantes. A l’en croire, j’avais encore une bien trop grosse voix, bien trop mâle, bien « trop autoritaire » (sic !) pour qu’elle put la tolérer.

La faible capacité de ma mémoire auditive à court terme, me handicape lourdement quand il faut suivre des calculs interminables, comme ceux que je dois suivre et régurgiter en ce moment, quand il faut mémoriser des longues formules, quand il faut tenir une longue négociation, ou une conversation serrée et tendue. Une heure de classe houleuse comme savaient m’en faire subir les loupés de Sevignan, peut me laisser sans aucun souvenir utilisable de ce qu’on a fait au juste, ni des détails des premières grosses sottises de l’heure, à sanctionner, tant les dernières sottises ont effacé le reste au fur et à mesure.

J’aime apprendre la langue des autres. J’aime goûter les trouvailles des dialoguistes, dans les films en version originale sous-titrés. J’aime qu’on respecte la prononciation de la langue des autres. Il m’est arrivé d’écrire à France Culture, qui massacrait la lecture du voyage de Nils Holgersson sur le cou du jars, et à France Musique. A Paris, ils ont toutes les facilités sur place : il leur suffit de décrocher leur téléphone pour être dirigé dans l’heure vers un natif qui leur apprenne à prononcer correctement les noms propres qui apparaissent dans leur émission; et que diable, quand on est musicien, on peut apprendre à respecter et à goûter les musiques des langues ! Depuis mon courrier, Dominique Jameux (orthographe non garantie !) fait plus attention à être moins désinvolte envers les noms propres étrangers.

De ce point de vue, ma mère, et pire encore ma grand-mère, ne brillaient guère par l’oreille. Les massacres de noms étrangers par mémé étaient célèbres, et souvent brocardés dans la famille. La malheureuse n’avait jamais appris aucune langue étrangère : bonne éducation très bridée et futile (la chronologie des pharaons, par coeur !), par les religieuses de Saint-Maur. Marimarg fut plus éduquée en anglais, ce qui reste peu. Stephide, sans aucune éducation musicale, avait nettement plus d’oreille, et le montrait par le talent de ses imitations.

 

6.2.4.   Des perceptions orales, gustative et olfactive.

On peut s’étonner que j’abandonne ici les sens, en laissant tomber goût et olfaction, qui sont les derniers de mes soucis. On ne s’embrassait donc jamais chez vous ? Gazonbleu n’aimait pas... A force de les pincer, elle a même fini par escamoter complètement ses lèvres. Qu’elle avait fort grandes au temps de sa jeunesse.

Et ce qu’il y a dans l’assiette ? D’abord il y a eu les concerts de quolibets orchestrées par Gazonbleu, contre mes innovations culinaires. Puis j’ai vu l’évolution désastreuse de nos tours de taille, et l’assiette s’est mise à m’intéresser beaucoup moins. Il y a déjà tant de façons de creuser sa tombe. Pourquoi y rajouter les dents ? Volontairement les dents, car pour la partie involontaire, j’en ai déjà parlé au chapitre précédent, de la déréliction.

Et pourtant, je ne suis pas mécontent que depuis quelques jours, ma demeure sente les clous de girofle : l’avantage de résider chez les immigrés, en majorité maghrébins, c’est que les commerces avoisinants reflètent leur sensorialité, dont leur cuisine très épicée et parfumée. Voilà toujours une retombée positive.

 

6.3.   Des autres perceptions, intellectuelles et morales.

6.3.1.   De la perception temporelle, de l’ancrage historique.

Parmi les modes d’organisation mentale, voyons d’abord le sens du temps, et le repérage dans le temps. J’ai eu la chance, peut-être par le voyage en Egypte, sûrement aussi par les photos et la bibliographie que nous en avons gardé, d’avoir conquis tout au long de ma vie, une pensée fortement historique. Huit jours environ avant l’invasion du Koweït, j’ai eu l’évidence dans l’oreille : « Ça y est, Saddam Hussein a décidé d’envahir le Koweït, et c’est pour les jours prochains ! ». Il m’a suffi de reconnaître que la structure des griefs tout soudain accumulés contre le riche voisin (« Le Koweït nous vole notre pétrole ! »), était la même que celle de ceux concoctés par Hitler, pour justifier l’invasion de la Pologne qu’il préparait pour les jours suivants.

Mes collègues matheux ou physiciens qui sont naïfs, voire ignares dans l’histoire de la science qu’ils enseignent, me remplissent de tristesse. Ils se privent d’un recul indispensable, d’un déplacement des lignes de perspective (en plus de s’être désensorialisés à outrance...).

Quand et comment Gazonbleu a-t-elle perdu ses repères temporels ? Il me semble que c’est en perdant sa mère. Mais cela, je l’ai déjà décrit, dans les chapitres A et B : « Eloge de la critique », et « Opéré de la Gazonbleu ». De toutes façons, le cadrage temporel était faible. A force de refuser de pratiquer la langue, et de refuser de s’exprimer de peur de se trahir, et d’encourir la moindre contradiction, Gazonbleu en paie un prix exorbitant. Elle donne à toutes ses affirmations un caractère intemporel et éternel, de peur d’être effleurée par le moindre doute. La diachronie des événements lui échappe. Elle peut alors distordre les réalités et les causalités comme ça l’arrange.

Et moi, quels repères temporels ai-je perdu ? Tous ceux de l’avenir, jusqu’à septembre 1997. Jusqu’à ce que j’échappe de mon vivant à mes deux tortionnaires, et que je puisse redonner un sens au mot avenir. Le courrier du 17 novembre 1992 au couple Até (ce n’est pas leur vrai nom !) donnait tous détails, et le mieux sera de le reproduire, en ne cachant que ce qu’il faut pour l’anonymat. Et maintenant ? Les repères temporels sont-ils définitivement récupérés ? Non, pas entièrement en 1998. J’y ai passé deux mois un peu groggy, et sans perspectives solides. Après tout, à Waterloo, Napoléon a été vaincu par des généraux qu’il avait l’habitude de vaincre. La solitude et la déréliction avaient pris l’habitude de reprendre le dessus rapidement. Elle peuvent perdre, pour de bon.

Et en 1999 ? Les repères temporels sont-ils tous récupérés ? Remarquablement bien. Le travail de mémoires a été très efficace, et a été très bien relayé par le travail inconscient du cerveau nocturne, et par le travail et semi conscient des périodes d’endormissement, et de petits réveils du petit matin.

 

6.3.2.   Proxémique agonistique ou hédoniste ?

6.3.2.1.   Valeurs de Gazonbleu : La société agonistique imposée comme la seule concevable.

Quand je vois les reportages vidéo sur les troupes de babouins, je constate qu'on se fait une idée exagérée du caractère agonistique de leur société. C'est vrai que les distances intermembres sont réglées par leur agressivité, par des exhibitions de canines et des menaces, voire par des exhibitions de maltraitements sur un singe plus jeune. Toutefois, comme dans toutes les sociétés de singes saines, cet agonisme est compensé par le grooming, et par tellement de jeux (surtout chez les jeunes, mais non exclusivement).

Dans la famille telle que la conçoit et la dirige Gazonbleu, le grooming n'existe que de façon sélective : Gazonbleu se fait occuper d'elle, et encore, avec restrictions : elle se fait faire la lecture dans son bain par un de ses enfants, elle se fait lire au lit par un de ses enfants. Elle s'occupe aussi de ses enfants sans répugnance particulière, et surtout distribue ses ordres. Et ça s'arrête là. Il fut interdit au père d'être traité comme un des membres de cette société. Il n'a aucun corps, aucune peau, et personne ne doit l'approcher ni ne le toucher. Tout le monde devait imiter la discrète haine de Gazonbleu à son égard, et de préférence de façon moins subtile, moins discrète. Le père fut repoussé à la plus grande distance possible du plus grand nombre possible. Toute approche de la part du père fut accueillie avec les crocs et les cris de rage.

Sur le terrain, la famille de Gazonbleu apparaît donc comme encore plus agonistique, et encore moins humaine qu'un clan de babouins. Toute objection à ce style de vie isolationniste et paranoïde déclenche une fureur : tout le monde est censé se conformer au style agonistique, et celui qui ose rappeler la perception opposée, est aussitôt, en représailles, déclaré comme un monstre dissimulateur, et un malade mental.

Jane Goodall a pu observer que même une tribu de chimpanzés peut devenir agonistique, dégénérer en une suite de bagarres, et de meurtres. Ses effectifs fondent alors brutalement : la société folle est à demi suicidée à coup d'alliances meurtrières. C'est en ce sens qu'il ne reste usuellement presque que des sociétés assez saines. Enfin, chez les singes... pas ici, où tout demeura insane et anomique. (là bas, désormais : ce paragraphe fut écrit sur place à Sevignan, le 9 ou 10 septembre 1997, et expédié au couple Até).

 

6.3.2.2.            Proxémique et territorialité.

L’évolution du lit de Gazonbleu, est caractéristique de la perte progressive du sens visuel et du sens tactile, au profit du seul instinct territorial de plus en plus buté, et de plus en plus agressivement débraillé : pendant cinq ans, le lit conjugal a été respecté et bien tenu, comme un lieu de rencontres heureuses. Puis progressivement, à partir du jour où Gazonbleu a fait bureau à part dans notre chambre, le lit est devenu le dépotoir diurne des papiers et des classeurs de Gazonbleu. A partir de la naissance du second enfant, elle m’a de plus en plus traité en indésirable à peine toléré. De 1980 à 1995, le lit est resté systématiquement encombré de piles de papiers, jusqu’à l’heure imprévisible où Gazonbleu décidait de se coucher. En cinq minutes, elle débarrassait discrètement tout, et se rabattait en vrac les couvertures sur elle, sans retirer ni chemisier ni cardigan. Pendant ce temps, épuisé, j’étais déjà passé deux fois en vain essayer de faire valoir que je n’avais plus la force de travailler, et que je devais me coucher. Jamais entendu. Et quand, à force de désespérer, je montais à nouveau de mon bureau, voir si le lit était enfin accessible, je trouvais chambre noire, Gazonbleu endormie, et le lit à faire, pour pouvoir trouver ma longueur de couverture, et ma largeur de drap. Encore heureux si je n’y trouvais pas de miettes. Ainsi va la communication non-verbale, chez Gazonbleu.

 

6.4.   Communiquer par les valeurs culturelles ?

Valeurs de Gazonbleu : La jalousie, base d'une phobie anti-livres et anti-culture.

Une base de la jalousie, de l’envie rageuse envers les qualités d’autrui, visible par de nombreux gestes hostiles, est le mauvais apprentissage de la lecture par Gazonbleu. Les choses se sont durement aggravées par la presbytie due à l'âge, tandis que Gazonbleu oubliait systématiquement ses lunettes dans un tiroir, et refusait net de les mettre, quand on allait les lui chercher. Elle commença en été 1997 à accepter de mettre sa nouvelle paire, avec des verres plus correcteurs.

Ceci se complexe par un accrochage aux limitations de son père. Son père Georges a dû quitter l'école tôt, et écrit avec difficultés et inhibitions. Or, à son insu, cet homme est le parangon des vraies valeurs. Le bien, c'est de se conformer aux qualités et aux défauts de cet homme-là. Tout profil différent est intoléré et méprisé. C'est ainsi que Gazonbleu a efficacement gêné l'accès à la culture de ses enfants. Il fallait toujours couper la parole à leur père, et interrompre avec un agacement visible ses relations avec les enfants. De fait, les enfants ignorent pour l’essentiel qui est leur père nourricier, et n'accèdent à rien de sa culture. La culture a été incarcérée au ghetto, et les enfants ont sucé à la mamelle cette "valeur" pré-fasciste d'ignorance intolérante. Sigbert en particulier, est durement handicapé, hors informatique.

Informatique ? Maintenant que l’informatique m’est jetée à la tête, parlons-en ! Depuis toujours, c’est moi le secrétaire-dactylo du ménage. Quand vint l’informatique et le traitement de texte de l’époque (Wordstar 2.26, sous CP/M), d’abord dans ma solitude bretonne, puis à mon retour en 1984, ce fut un soulagement immense de pouvoir penser beaucoup plus librement au clavier, sans devoir retaper toute la page, à chaque modification notable. Mon souci de la qualité trouvait enfin son moyen de la qualité rédactionnelle.

Et Gazonbleu ? Elle aussi s’engouffra. Les décisions que nous avions prises, à trois cadres, pour sauvegarder le maximum de livres d’archives scientifiques (et de matériel de laboratoire), pour pouvoir faire renaître l’entreprise de sa liquidation, et se donner des chances de réembaucher nos ouvriers laissés sur le carreau, m’attribuaient l’héritage de l’Osborne (premier ordinateur portable, de douze kilos, ressemblant à une machine à coudre) de l’entreprise, identique à celui que j’avais déjà acheté à mes frais pour le travail. L’un de ces deux ordinateurs est donc allé immédiatement sur le bureau de Gazonbleu, qui a commencé à s’en servir pour préparer des devoirs et des interrogations impeccables. Ce n’est que de la frappe ? Nenni ! Alors commencèrent pour Gazonbleu plusieurs années de formation à la rédaction rigoureuse, à des tests impitoyables de clarté dans l’expression, à éliminer toutes les causes d’ambiguïté dans les têtes des jeunes lecteurs. Presque aucun autre professeur n’a reçu cette discipline rhétorique, que notre collaboration a donné à Gazonbleu. Combien de devoirs incomplètement élaborés, ambigus, obscurs ou faux, avons-nous lu ! Gazonbleu a beaucoup pesté que toutes ces heures supplémentaires, et cette qualité unique, n’étaient récompensées par personne.

Faites un test : questionnez Gazonbleu, sur ce qu’elle a appris ainsi avec moi. Vous serez frappé de l’injustice et de l’ingratitude de la réponse. Elle nie tout ce que je lui ai apporté : il faut bien avoir raison de haïr !

Pendant qu’Alie Boron soutient au Tribunal les fabulations que vous lirez plus loin, je ne me souviens que trop des innombrables fois où j’ai délaissé ma propre tâche pour aller dépanner Gazonbleu, qui se gardait bien de remercier jamais. J’ai encore sous les yeux sa fureur muette : à ses questions, j’avais osé répondre la réalité de la machine, au lieu de m’exécuter à dire "oui" à la sursimplification casse-gueule qu’elle exigeait.

Quant à Sigbert ? A trois ans, il m’accompagnait au Club Microtel, et tapotait sur les claviers tous les mots qu’il voulait apprendre. J’ai retrouvé le listing, où sont imprimés les mots tapés par Sigbert : papa, maman, (tous nos prénoms), fauteuil, etc... Sigbert est tombé dans l’informatique quand il était tout petit, et il y est toujours resté, gardant le même goût pour conduire toutes les machines, depuis la « petite bourrette » de ses deux ans (vous aviez reconnu une brouette ?), les vélos, les planches à roulettes, et plus tard les kayaks et les voiliers, jusqu’aux ordinateurs, et moult autres dispositifs électroniques. A neuf ans, à Noël 1987, il utilisait les signes typographiques disponibles (sous CP/M), pour dessiner un Optimist sur le courrier qu’il tapait à sa grand-mère. Ce courrier a servi à ma mère : dans le conseil d'administration d'une association, une femme voulait faire partager sa phobie des ordinateurs en secrétariat. Marimarg sortit alors de son sac le courrier de Sigbert : « Voilà ce qu’un garçon de neuf ans fait avec. »

Sur mon courrier du 11 mai 1993, on le voit écrivant des programmes Pascal de plus de 40 pages (avec quelques routines en assembleur, de presque une page chacune), entièrement de tête, sans jamais imprimer son listing, pour animer des schtroumpfs à l’écran.

 

6.5.   Communiquer par les valeurs morales ?

6.5.1.   Dois-je parler des innombrables larcins ?

Il serait fastidieux d’en faire la liste. Et mesquin.

Il y a pourtant identité de techniques, de motivations, et de justifications péremptoires, entre les larcins commis autrefois dans les supermarchés - à l’époque où c’était plus facile - et dans les établissements où elle enseignait (ou à l’UER de Sottenville), et les larcins qu’elle pratique à présent à mes dépens. Mes enfants ont ainsi appris une morale de marines en goguette : « Vous faites pas prendre ! Sinon, tous les coups sont permis ! ». Et au moins un d’eux s’est fait prendre à plusieurs reprises.

Remarquable aussi, le mimétisme vocal : quand elle justifie ses larcins, Gazonbleu a exactement le même débit de voix, le même ton, et les mêmes mimiques péremptoires et méprisantes que sa mère. Le même refus compact d’autrui. La même peur d’autrui. La même sottise péremptoire. Je suis un témoin très gênant : j’ai connu la mère que maintenant on cache à tout le monde, j’ai vu tant de larcins... Un témoin qui en sait beaucoup trop ! J’ai beaucoup de chances de ne pas vivre dans un de ces pays bananiers d’Amérique Centrale, où l’on paie un pistolero entre dix et cent dollars.

Oui, il faut parler de ces innombrables larcins, pour leur mobile : Gazonbleu croit que tout lui appartient, que tout lui a été volé, et qu’elle ne fait que récupérer son dû. Raisonner Gazonbleu, que ce soit à voix ou par écrit, a toujours été d’une inefficacité totale : ses mobiles ont leurs racines à l’âge où Gazonbleu ne savait pas encore parler.

Expérimentalement ? Comment le sais-je, que Gazonbleu croit que tout lui appartient, et qu’en volant, elle ne fait que récupérer son dû ? Parce que c’est toujours ainsi qu’elle m’a justifié ses larcins, notamment ses vols de matériel dans les collèges.

Et elle a répété sa justification devant témoins, depuis qu’elle confisque tous mes biens, et tous les biens du ménage : à ses yeux, tout lui appartient. A ses yeux, je n’ai rien payé, rien construit, rien réparé, rien cousu, rien dessiné. Comment pourrai-je avoir fait tout cela, puisqu’à ses yeux, je ne suis même pas une personne ? Juste un porte-manteau pour y accrocher ses fantasmes hostiles.

 

6.5.2.   Mes valeurs.

En opposition, la jalousie ne m'intéresse en rien. Utiliser les enfants du ménage contre son conjoint est à mes yeux une horreur que j'ai déjà bien assez dégusté il y a longtemps, et que je ne reproduirai jamais. L'autoritarisme et la domination abusive ne m'intéressent pas. Je crois à la dialectique. Or par définition, celle-ci débute par le respect de l'interlocuteur, que l'on s'interdit de zigouiller, et même de brimer. Ensuite, on accepte de prendre le temps de comprendre, puis de développer : toute idée non mûrie est pleine de petits et grands défauts, mais n'est jamais dépourvue de qualités. Ça prend du temps, et des efforts que d'en réaliser le développement dialectique. Et cela exige un minimum de bagage technique, et moral.

On attribue à Harry Truman le mot "If you want a friend in Washington, get a dog !". Je trouve sidérant, et consternant, qu'il faille l'étendre à sa propre famille. Je ne trouve pas que l'isolationnisme, vendu comme valeur suprême sous l'admonestation méprisante "Mais quand donc seras-tu autonome !", soit une valeur enviable, surtout quand cette valeur est suprême et totalitaire. Je la trouve pathologique, appauvrissante, meurtrissante. A mon égard, l'isolationnisme fut un meurtre, lent, mais très efficace. Et de plus, légalement, il échappe à la Cour d'Assises.

A défaut de recruter "tout le monde" contre, je me contente de rappeler le thème maître que Henrik Ibsen, a confié à son maître-drame :
Peer Gynt a manqué toute sa vie la devise des hommes "Mand, Vær dig selv !" (en bas dans la vallée), et a gardé à la place celle des trolls (là haut sur les fjæller) : "Trold !Vær dig selv - nok !". "Suffis-toi à toi même", au lieu de "Sois toi-même". Peer finit par découvrir qu'il n'est qu'un oignon : des pelures, mais pas de noyau.
Conclusion du drame :

"- Où étais-je vraiment moi-même ? ...
- I min tro, i mit håb, og in min kærlighed. "
Dans ma foi, dans mon espoir, dans mon amour !
, répond Solveig.

Texte complet du 5e acte à http://runeberg.org/peergynt/5j.html.

Ne surtout pas suivre Ibsen à la lettre ! Car qu’a fait Peer pour mériter un tel don d’amour ? Rien ! Rien qui vaille plus qu’un trou de pisse dans la neige  ! (Hvor er snøen fra ifjår ?).

Tant pis pour le respect à une littérature vénérable et poétique, l’amour cela se donne, cela ne s’attend pas ! Je n’ai rappelé la conclusion du drame que pour rappeler que nous humains, nous sommes interdépendants, et rien de plus. Que le lecteur se contente de se souvenir de la différence entre la devise des hommes et celle des trolls, ce sera déjà bien.

 

6.5.3.   Eux communient par le sadisme.

Ce que l'expérience nous a appris de nouveau, c'est que le ciment de nombreux groupements, est le sadisme commun, et l'adhésion au sadisme du pire d'entre eux.

6.6.   Mon oubli : les valeurs ménagères.

On ne redira jamais assez les vertus pédagogiques du sourire et de la bienveillance. Tandis qu’avec rage et malveillance, on ne communique rien de bon.

Mes souvenirs des douze dernières années du ménage, sont celles d’une soupe à la grimace. Cela fait un rude contre-apprentissage à remonter ensuite.

Ma soeur concède qu'elle n'a appris le savoir-faire ménager qu'auprès de ses Jules, qui cuisinaient. Et moi à l'UNF et aux Glénan, là où je naviguais. 

 

 

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[1] « Eventuels » ? Non ! Dès le 13 août 1998, Alie Boron avait rédigé un faux témoignage ahurissant, que vous lirez plus loin. 18 octobre 2002 : l’instruction de l’affaire pénale concernant ce faux témoignage est terminée, et l’affaire va être transmise au Parquet.
18 décembre 2002 : non lieu, « conformément au réquisitoire dont copie est jointe ». Mais à ce jour , le dit réquisitoire reste secret : je n’ai jamais pu avoir ladite « copie jointe ».