Version des Mémoires avec pseudonymes.

1.     Persécuté à cinq ans sous mes yeux ?   Nions cela  !

1.1.   Avoir cinq ans à Grenoble.

Commençons à cinq ans. A cinq ans, en janvier ou février 49, quelques jours après mon anniversaire, nous quittons Neuilly pour Grenoble. Je ne sais pas pourquoi. Mon père y est déjà. Je saurai plus tard que c’est sa première affectation après l’Agrégation.

« Et voilà misère ! » s’exclament les gens dans le train, au matin, quand nous franchissons un pont. Ça commence bien ! Je me familiariserai plus tard avec la distinction entre misère et l’Isère.

Les grandes personnes ont toujours des façons bizarres de parler. A la messe, en Bretagne, elles sont fâchées toutes ensemble sans raison, criant toutes ensemble « Ah mais ! »[1]. A Binic, la chatte s’appelait Raton. On avait aussi une chanson : « Quand sonne Raton, l’a mordu sonneur ! »[2]. Je savais que Raton miaulait, et mordait, mais sonner ? On ne me l’a pas expliqué.

A Grenoble, je crois qu’en premier lieu, nous habitions dans une pension de famille, rue Thiers. Elle existait toujours en 1961. Ensuite rue Hector Berlioz, tout contre le téléphérique, à deux pas de la place Grenette, en haut d’en escalier de pierre monumental, dans une grande pièce sombre, en location chez les Silvy, famille de musiciens.

Je n’en ai pas joui longtemps. Une aube blafarde, ma mère me conduit au car, et me laisse en pension dans le Vercors, un peu au sud de Villars de Lans. La pension s’appelle Clair Vallon. A croire que sur le plateau du Vercors, toutes les pensions d’enfants sont claires comme de l’eau de roche : Clair vallon, Claire Fontaine... Celle-ci n’était pas précisément claire... Je guettais sur la route toutes les voitures, qui, j’espérais, viendraient pour me remmener d’ici.

Anne a prétendu ultérieurement que c’est mon père qui a exigé ce départ en pension. Il ne supportait plus - dit-elle - le son de ma voix. Georges était-il ainsi violent envers moi ? Cette fois, je ne sais, car je n’ai que le témoignage d'Anne. Avant et après, oui, je sais à plusieurs reprises, j’y étais. Violent l’année suivante, quand nous occupâmes l’appartement des Até (ça n’est pas leur vrai nom ! mais j’aime bien les taquiner), partis un an aux Etats Unis. Violent les étés précédents à Binic, oui je me souviens.

Jacasse ? C'est le pseudonyme principal de feue ma mère. Autant lui restituer son vrai nom, maintenant qu'elle est décédée, et que je n'ai plus de discrétion à observer : Anne de Corlieu, épouse Lavau.

1.2.   Binic.

De 1946 à 1948, j’étais tous les étés en pension chez les vieilles demoiselles Lechais.

Je me souviens d’un bain forcé par mon père, à la grande plage de Binic. L’eau était bien trop froide. J’avais espéré y échapper en prétendant que les petits poissons allaient tout me manger. J’ai bien été obligé de continuer à me débattre en hurlant que les petits poissons m’avaient tout mangé, le ventre, les fesses, tout ! J’avais trois ans et demi.

Validité des souvenirs ? Je suis presque certain avoir vu la tempête emporter les lunettes de maman au delà de la jetée de Binic. Ou était-ce son chapeau ? Mais j’ai aussi devant les yeux du souvenir, d’avoir vu une voiture jaune tomber dans le port. Et cela, les adultes étaient formels : je n’ai jamais vu cela. En revanche, on a parlé devant moi d’un tel accident. Le cerveau a dû travailler la nuit, et m’en aurait formé une image visuelle; et je n’ai pas les moyens de distinguer un rêve bien fait, de la réalité vue, dans la tête d’un enfant de trois ans.

Trois ans : premier amour ! Les photos me montrent serrant dans mes bras la petite Anne, deux ans et demi. J’avais aussi beaucoup de fascination pour le petit train à vapeur entre Saint-Brieuc, et Paimpol. Cette ligne n'existe plus depuis.

A la même époque, fier qu’on me confie « un journal » illustré, je commence à le « lire ». En ce sens que voyant des signes incompréhensibles, j’en fais une phonation tout aussi incompréhensible. Rabelais a lui aussi employé le procédé : à plaidoiries incompréhensibles, Pantagruel conclut par un jugement également incompréhensible, et Panurge multiplie les discours en « langaiges » de fantaisie ! Et je me vante auprès de la boulangère : « Moi je sais lire ! ». A la fin de l’été, un soir, on me fait participer à un crochet enfantin, et voilà que l’animateur ne me laisse pas terminer mon « Ah qu’il est donc grand, le grand géant de la montagne ! ». Mécontent, je reviens plusieurs fois sur la scène, en protestant : « Mais je n’ai pas terminé ma chanson ! ». Sur la pelouse, les parents sont pliés de rire.

Quatre ans : j’apprends à tricoter. Heu ! pas tout de suite ! D’abord, la seule chose que je sais, c’est transférer mes spires d’une aiguille à l’autre, sans rien nouer. On m’objecte « Mais il ne monte pas, ton tricot !

- Attendez ! Vous n’avez pas attendu assez longtemps ! »

En octobre 1982, je me souviendrai de ce genre de tricot, lorsque l’Institut Primal Européen, de Paris, entreprendra de me démontrer que je n’ai pas encore payé assez longtemps, et que je n’ai qu’à continuer d’attendre que le tricot ne monte pas, en payant beaucoup, un argent que je n’ai plus.

A la fin de l’été 1948, si, je sais tricoter, vraiment. Mais je perds une aiguille entre banquette et dossier dans le train qui me ramène à Paris. Après, durant un an, dans chaque train que je prendrai, je regarderai soigneusement entre banquette et dossier, pour voir si mon aiguille à tricoter ne s’y trouve pas.

Compagnons de jeux ? Il n’y en avait pas, ou si rarement. La solitude commençait déjà. Je n’étais environné que d’adultes, et ignorais largement les moeurs contemporaines des autres enfants.

Mes parents venaient brièvement, au milieu de l’été, avec d’autres amis et parents, le cousin Jojo, les oncles paternels et maternel.

Mes opinions musicales sont parfois déjà bien tranchées, à quatre ans : j’éprouve une forte dérision envers deux petites filles encore plus jeunes que moi, qui marchent bras dessus bras dessous, en chantant à voix plaintive : « Ne pleure pas Jeannette ! »

J’ai des semis, de graines de radis. Je m’informe : « Il vaut mieux que ce soit à l’ombre ? Ou au soleil ? », mais je ne suis pas autrement renseigné sur le sol, ni sur la façon de semer. On m’a répondu « au soleil », sans me dire qu’il fallait les mettre dans la terre, ni quelle terre. Je vais donc semer mes graine de radis à l’endroit le plus évidemment ensoleillé, dans le gravier près du puits. Puis le soleil tourne, et l’ombre aussi. Voilà que mes graines sont à l’ombre ! J’entreprends de les ramasser, pour les ressemer un peu plus loin, au soleil. On renseigne très mal et très paresseusement les enfants ! Trop facile après, de se gausser de leur naïveté !

 

1.3.    Recoupement des informations.

Ma soeur avait obtenu quelques informations vagues de Georges sur mes longues relégations à Binic, chez les vieilles demoiselles Lechais. Des « étés » qui auraient duré jusqu’à quatre ou cinq mois. Lui bien sûr, rejetait les responsabilités sur son ex, Anne, qui aurait été « malade », sans autre précision, comme pour sous-entendre dépression. L’autre version, plus sûre, est que c’était moi qui étais toujours malade à Neuilly, avec des amygdales toujours enflammées, et des végétations. Mais en belle santé en Bretagne. 

A vérifier : "Tandis que ma mère faisait bouillir la marmite, avec des boulots mal payés". Encore que la suite des événements m’a appris qu’on n’est jamais trop méfiant envers les témoignages. Leurs mémoires obligeantes et sélectives sont de fieffées menteuses ! En réalité je n'ai de preuves que du travail salarié de mon père, rédacteur juridique chez un avocat, prononcé "Morillo", mais qui s'écrivait plus probablement Moriot. Je sais que ma mère avait été salariée à Toulouse, mais aucun indice en ce sens à Paris.

Fréquents sont les couples, fondés sur un amour inégal : au départ, un des deux est plus amoureux que l’autre. Rares sont les individus et les couples qui gèrent heureusement cette inégalité de départ. Gazonbleu a ainsi accumulé des rancoeurs inexpiables depuis le printemps 1970, et me les a resservies avec intérêts usuraires, et une haine toujours croissante, tout au long de notre vie commune ultérieure. Entre Georges et Anne, il semble bien que l’inégalité ait été dans le même sens. La suite a montré qu’entre eux, l’inégalité n’était pas qu’en amour. Ma mère n’était pas au niveau requis pour faire pièce à mon père, ni pour les sorties en plein air (mais bientôt, il n’en fit plus, se consacrant à sa vie publique de prof, de militant et d’écrivain, et seule ma mère nous sortit le dimanche), ni à la nage, ni intellectuellement, ni en caractère. Elle a très longtemps joué en perdante, têtue et imperméable. Divorcée, elle s’est vengée par un autoritarisme, et parfois une brutalité fort tristes à voir (je le dis d’autant plus à l’aise que ce n’était pas moi la principale victime, ni jamais mon épouse, mais son ami de l’époque, un homme faible). Mon père aurait bien mieux évolué, avec une femme moralement à sa taille, sachant se faire respecter, et l’aider à devenir un vrai père, là où Anne se réfugiait dans des conduites de résistance infantile et névrotique, où elle se ridiculisait un peu trop souvent. J’avais sept, huit ou neuf ans, quand j’ai regretté à haute voix que ma mère ne fut pas Marie-Laure Jeanneney, l’épouse du doyen de la fac, alors, « Parce que elle, elle ne se laisse pas traiter comme cela ! ». Le mot a circulé, chez les adultes.

Georges était très beau, et éblouissant, un peu dandy. Anne a traversé la Ligne de Démarcation, par les moyens furtifs que l’on devine, pour rejoindre son fiancé. Epuisée par sa longue marche à pied par les passages discrets et non surveillés par les allemands, elle s’est profondément endormie dans le car qui la menait ensuite vers la prochaine ville à rejoindre. Les gens la regardaient dormir avec attendrissement, devinant bien la raison de cette solide fatigue, et de ce sommeil ininterruptible. Georges était revenu malade de son service, accompli comme sous-lieutenant de Vichy en Algérie. Une protection lui avait fort heureusement fait échapper au S.T.O., et lui avait trouvé un poste de précepteur chez un hobereau du Cantal. Ils nous ont montré en 1958 ce château du Bouissou, qui avait si bien redonné une santé à Georges. En 1958, leurs témoins de mariage étaient encore vivants (M. de Raffin, exploitant d'élevage vacher). Hé bien oui : Anne était enceinte, et en ce temps-là, il était urgent de régulariser. Comme tant d’autres enfants, j’ai vite été instrument et otage, dans un couple qui avait bien du mal à s’entendre en profondeur, et où l’humilité était inconnue, l’altruisme faible, et où les pulsions l’emportaient de beaucoup sur la compréhension. Et n’oublions pas la grande misère physique, la sous-alimentation, et le surmenage.

Je ferais peut-être bien de rechercher dans ces mois précoces de fin de grossesse, et d’allaitement, la première source de l’insécurité qui frappe si fort au cours de ma sixième années et quatre suivantes.


1.4.   Retour au récit direct. Neuilly : 1945-1948

1.4.1.   De gros sourcils.

Après la Libération, mes parents retournèrent vivre à Neuilly, chez Mémé. La tension d’esprit de Georges, tendu vers la préparation de son Agrégation, n’a pas dû le rendre facile à vivre. Un récit désagréablement triomphaliste de Mémé, rend compte que la fidélité laissait parfois à désirer dans ce couple (Parfois ! Raison garder : leurs fiançailles avaient été longues, et semble-t-il irréprochables).

Mémé accueille aussi mon plus jeune oncle Pierre, soucieuse de lui éviter les occasions de dérives, comme Jean, troisième de la fratrie.

Un soir, je m’inquiète de la mine sombre de Pierre, et il me répond : « J’ai de gros soucis ! » sans trop se soucier de l’étendue de mon vocabulaire abstrait. Je regarde ses gros sourcils noirs, et je les touche : « C’est vrai que tu as de gros sourcils ! », mais je ne comprends toujours pas pourquoi cela lui faisait une mine si sombre.

Pour Noël, j’ai demandé un autobus, pour que je le conduise, que papa soit le receveur, et que maman et mémé soient les passagers. Grosse déception le matin de Noël : au lieu du vrai autobus dans la rue, il y a devant la salamandre un petit jouet en tôle pliée et agrafée ! Que voulez-vous que je fasse de cela ? Un autobus ? Cela ? Mais comment allez-vous monter dedans ? Et où irons-nous, dans un petit jouet ?


1.4.2.   La précipitation péremptoire

Voici un exemple de ce que fut la précipitation péremptoire de cette chère Mémé. J’étais cette fin d’après-midi au rez-de-chaussée, chez la concierge, que j’appelais « Bahou » (madame Auboiroux). Mon autobus roule sous son lit. Je me glisse sous le lit pour aller le chercher. Qu’est-ce qui m’a coupé le doigt, sous le lit ? Personne n’en a jamais rien su. Mon doigt saigne beaucoup. J’ai peur et je pleure. Elle me fait en pansement, me console un peu, puis me reconduit au premier étage, dès qu’il lui semble que Mémé est rentrée et peut m’accueillir. Oui, elle m’accueille. Avec ce cri : « Mais pourquoi as-tu touché aux couteaux ? ». Re-pleurs de ma part :  « Mais j’ai pas touché aux couteaux ! ». Je serais resté encore non cru jusqu’à la mort de Mémé, si la brave concierge n’avait confirmé ma dénégation...

Mémé a toujours gardé cette précipitation sous l’anxiété, bondissant à des conclusions infondées, sans jamais avoir le calme nécessaire pour s’informer au préalable. Et ma mère a été élevée par cette femme-là, et en a hérité ce défaut : faire immédiatement semblant qu’on a tout compris, et tirer ses missiles méprisant aussitôt. Seul de la fratrie, mon oncle Maurice a été assez pisse-froid pour apprendre à faire parler les autres en prenant l’air bête, jusqu’à avoir assez d’éléments pour leur faire le croche-pied final.

1.4.3.   Des goûts culinaires

Une fois, papa en a eu assez de la cuisine à la paysanne, avec nos plantureux légumes français, faite par maman et mémé, et a voulu faire une démonstration de qu’était à ses yeux, et sous sa main, de la vraie cuisine, épicée à la créole. Ce fut très bon, avec des coquilles Saint-Jacques, mais l’expérience ne fut pas renouvelée, probablement beaucoup trop chère, pour leur petit budget d’après guerre. On a apprécié mes liaisons dans les pièges de la langue : « Mmmh ! C’est bon les nuitres ! ... Encore une zuitre, s’il te plaît ! »


1.4.4.   Le couple mère-fille : unies contre tout ce qui rappelle grand-père.

Georges a longtemps souffert du fait que le couple formé de la mère et de la fille était au moins aussi solide que le couple mari-femme. Plus tard, à l’adolescence, j’ai moi aussi pris des coups de leur part : je faisais partie de la longue lignée des mâles dont il fallait tirer vengeance, en les confondant tous dans une même opprobre confusionniste. D’un seul mot qu’elle ne comprenait pas, Mémé Cécile concluait qu’il fallait fulgurer toute sa rancoeur et son mépris envers son ex-mari, dont elle avait le fidèle reflet en face d’elle : un petit garçon, qui lisait Science et Vie depuis l’âge de huit ans. Juste la cible dont elle avait besoin.

Une anecdote ? Contée par elle, un an avant la mort de Mémé.

Ce devait être juste après la fin de la guerre de 14 - 18 (avec Anne dans le ventre par conséquent : elle est née fin mai 1919), Cécile est autorisée à visiter le bâtiment où sert son mari, officier de marine. Il lui montre tout le bâtiment en connaisseur précis, et notamment sa spécialité à bord, la conduite de tir. Puis repos au carré des officiers. Ceux-ci s’entendent vite pour séparer les deux époux. L’un d’eux questionne la jeune épouse :

« -  Corlieu vous a-t-il expliqué la conduite de tir, Madame ?
-   Oui, et à ma grande honte, je n’y ai rien compris.
-   Eh bien madame, n’ayez plus de honte, car quand Corlieu nous explique la conduite de tir, nous non plus nous ne comprenons rien ! 
»

Avec le recul du temps, je trouve bien hypocrite cette complicité entre grand-mère et les officiers plus démerdards, qui s’étaient assez bien débrouillés pour refiler la tâche la plus matheuse et ingrate sur le matheux de service, et fieffés hypocrites ces officiers eux-mêmes. Trop facile, la paix revenue, quand on n’a plus à compter sur la précision de ses canons pour avoir une chance de survivre au combat, que de se gausser du polar matheux, capable de conduire le tir. Dans la bouche de Mémé, je n’ai jamais entendu de compassion pour son ex-mari, inventeur peu banal et très créatif, mais au développement affectif complètement négligé.

 

Georges n’a commencé à savoir être un père, que quand il a eu une fille. Pas de chance, c’était longtemps après moi.


1.5.    Grenoble 1949 - 1956

Le patron de Clair Vallon était brutal, et menaçait souvent de me couper les oreilles. Anne dit que c’est à la suite de ces trois mois à Clair vallon, que j’ai bégayé. Je traîne ce bégaiement depuis.

Mes jeunes compagnons de chambrée avaient développé le thème de lire l’heure à sa montre invisible. Le jour, nous jouions à prendre l’avion, tandis qu’un aîné trouvait des boutons et des cadrans imaginaires sur l’écorce du gros cèdre (?) derrière lequel nous étions rangés. Zéro moments de bonheur, juste de l’incohérence dans l’incompréhensible et dans la menace. Une grande fille brune, sans doute monitrice, remarque en riant : « Oh M. __ ! Vos oreilles bougent ! » En effet, ses oreilles rougies avançaient et reculaient en cadence, quand le patron tempêtait et menaçait.

Georges et Anne sont venus me voir une fois, un dimanche. Ils sont venus sans la voiture qui aurait permis de me remmener d’ici. Non, ils m’ont juste emmené en promenade plus haut. Peut-être vers ce Cornafion dont on me rebattait les oreilles, et que j’entendais comme corne avion. Trop fatigué pour le retour. Georges m’a mis dans son sac à dos. Moins fatiguant, mais quel inconfort ! Je ne peux être ni debout, ni assis. Peut-être à genoux ? Et ça secoue ! Ils avaient dû ramasser aussi des narcisses.

Dans ce brouillard de grise terreur, émerge une promenade en contrebas, dans les gorges de la Bourne. Emerge aussi ma panique pour m’essuyer l’arrière train, quand il n’y avait plus de papier au toilettes, et qu’il ne restait plus qu’un rouleau sec, pour m’essuyer. Et l’interminable et méthodique fessée que je reçus plus tard, pour m’être essuyé le cul avec un rouleau sec, qui a ensuite bouché les cabinets.

On vient enfin me chercher, et me tirer de là, après trois mois interminables. Je crois que c’est aussitôt après qu’un vieux cordonnier, le père Cadet, qui avait pris mes parents en affection, nous emmène une ou deux semaines chez lui, à Antibes. C’était alors un village tout simple. Un ruisseau passait à côté, et se jetait sur la plage. On trayait une chèvre sur le pré à côté. Facétie : traire sur le côté, pour lancer un jet de lait à 1,50 m de là vers une autre petite curieuse, qui recule en criant. En ouvrant les volets de la petite villa de Monsieur Cadet, je découvre un oeuf de Pâques ! Je le croque aussitôt ravi. L’oeuf de pigeon m’éclate dans la bouche, et je suis fort surpris et déçu du goût. Ma mère s’inquiète. Cadet la rassure : les produits naturels d’Antibes sont fort sains !

Sans doute au retour à Grenoble, rue Hector Berlioz, papa et maman achètent deux vélos : un gris pour papa, un bleu pour maman, des sacoches, un siège en fer, à peinture argentée. Me voilà dans le siège, et en route pour Allevard. Pouah ! Cette puanteur d’oeuf pourri ! Ces douches à jet violent, ces affreux lavements de nez. Il paraît que c’est pour mes végétations. Anne me fait lire. C’est pas la joie ! Je préférerais que Q.U.E.U.E fasse « renard », puisque je vois bien sur l’image, que c’est un renard !

Papa et maman ont dû manger du lion, car voilà que nous prenons la route vers le nord. Ils se déclarent tellement ragaillardis par un déjeuner au restaurant à Seyssel, et par le vin blanc, qu’ils décident de poursuivre le soir même jusqu’à Belmont, dans l’Ain. Dans les côtes, Georges pousse ou tire la selle de Anne, de la main gauche. On chante que les gaulois sont dans la plaine. En haut de la côte, un arrêt près d’une ferme. Une buse fond sur la cour de la ferme, et remonte avec quelque chose dans les serres. Georges crie fort sa surprise, et la buse surprise lâche sa proie. Nous courons chercher ce poulet dans le champ moissonné, et ... le gardons pour nous ! Il sera cuit le soir à Belmont, où nous arrivons (à l’improviste ?) chez les vieux Malaspina. Leur fils unique, Jacques, raflé comme otage à Virieu le Grand, et mort à Mauthausen, avait été le grand ami de Georges, quand son père était défaillant, et sa mère suicidée. Charmant accueil des Malaspina, le soir. Nous restons quelques jours (une semaine ? Davantage ?). Il y avait un garçon de mon âge. Il était beaucoup question de randonnées sur une grosse colline voisine, le Grand Colombier, mais c’était là affaire d’adultes. J’ai dû faire avec eux une colline moindre.

Retour à Grenoble. Première vraie école. Avant, à Neuilly, je n’avais connu que de la garderie-catéchisme, par des bonnes soeurs irlandaises. Il m’en était resté un énorme pavé de pur endoctrinement, qui a dû rester chez Mémé à Neuilly, où je l’ai revu au moins une fois : « La miche de pain », avec sa couverture rouge, et son format à l’italienne. Bien plus tard, en 1971, Stéphane, mon compagnon de chantiers de peinture et de tapisserie, me confiera être lui aussi à la recherche de ce pavé d’endoctrinement, de ce monument d’impudence, qui avait servi à empoisonner son enfance. Hélas, entre temps ces pièces à conviction se furent faites aussi rares que les autres livres d’endoctrinement maréchalistes, exploitant la naïveté des enfants. « Ce jeune homme a une âme. Son chien n’en a pas. ». Un gros triangle équilatéral; légende : « Dieu est unique ». Il faut s’endormir les mains croisées sur la poitrine, après une prière; il faut se découvrir quand dans la promenade de la famille, on rencontre une croix au carrefour, etc. etc...

Donc à cette date, en octobre 1949, me voici dans une école « maternelle », rue Jean Bocq. Les locaux et la courette existent encore, mais c’est maintenant une annexe du Rectorat de Grenoble. « Maternelle » en ce sens qu’il y avait deux classes, les petits qui étaient en maternelle, et les grands, qui étaient en Cours Préparatoire : on y apprenait à lire et à écrire. Sans doute suis-je arrivé après la rentrée, ce qui n’arrangeait vraiment rien. Bizutage immédiat. Ce fut pour moi le début d’un long cauchemar. En classe ? Non. Dans la cour. Avec les jours froids, ma mère m’habilla d’un manteau de peaux de lapin blanc. Huées et poursuites à travers toute la cour de l’école : « Ho le mouton ! heu ! », etc. Et les adultes, ça sert à quoi dans tout ça ? Ça ne sert à rien, ça regarde ailleurs, et ça ne voit ni n’entend rien des mouvements de foule qui se déroulent sous leurs pieds. Et les parents ? Ça sert à quoi ? Ça n’est jamais présent quand on a besoin d’eux, et ça nie tout en bloc. Anne se distingua par sa finesse et son à-propos : « Tu n’as qu’à leur dire qu’on dit le mouton-hon ! ».

Jacasse ? Pourquoi ce pseudonyme dans les premières versions (chronologiquement le second pour ce personnage) ?  L’auteur a eu besoin de résumer par ce pseudonyme parlant, qui faisait ici office de nom de famille, sa souffrance due à la surcharge sensorielle continuelle, tous les jours, que représentait le jacassin incessant d'Anne. Un perpétuel tir de barrage sonore, érigé contre la perception d’autrui, et pour sa captation manipulatrice.[3] Aussi, comme chez les oiseaux, une affirmation obsédante du territoire, un territoire sonore. Pour un petit enfant, c’est une épreuve terrible, que d’être le territoire sonore de sa mère, sans lieu de repli plus accueillant.

De là découle ma mémoire auditive réticente : je préférais souvent lire un écrit, plutôt qu’entendre une explication orale trop longue. A l’écrit, les contradictions et les illogismes sont plus difficiles à faire passer à l’esbroufe et à la vitesse. De là découle aussi ma faible tolérance envers les moulins à parole : j’ai déjà trop donné !

Je ne me souviens plus en détail, des autres bizutages et harcèlements subis à cinq ans et demi, six ans, dans cette funeste cour. En revanche, je me souviens bien avoir assisté aux conciliabules préparant toutes sortes de supplices, contre le bouc émissaire suivant. Par chance, les tourments envisagés étaient généralement irréalisables, et les enfants ont les idées assez courtes, pour ne jamais les mettre à exécution. La férocité de leurs projets avait cependant un caractère terrifiant. Me fera-t-on croire que je serais le seul témoin adulte à se souvenir de telles préparations de tourments ? C’est une question posée dans le silence et le non-dit de la littérature psy : la cruauté enfantine préméditée, y compris comme moyen de leadership enfantin.

Beaucoup plus tard, au moins trente ans plus tard, j’en apprendrai de belles, sur le pourquoi et le comment de l’aveuglement complice des maîtresses d’école, envers les harcèlements enfantins. Et encore Anne ne me l’a-t-elle raconté que dans le cadre de ses manoeuvres de recrutement d’alliés contre son ex, mon père. Donc voici la vision des adultes, contée par Anne : ce petit garçon se plaint des persécutions subies dans la cour de l’école. Or les maîtresses déclarent toutes n’avoir rien vu et rien entendu, et nient en bloc. Elles y avaient du mérite, à ne rien voir, et à ne rien entendre... Donc ce petit garçon a le délire de la persécution, et y a-t-il des paranoïaques dans votre famille ? demande la maîtresse-directrice, madame Garnache, à Anne. Et Jacasse de la Jacasse, qui aussitôt cherche généreusement dans la famille... de son mari ! Et pendant qu’on s’égarait ainsi sur les préjugés de Anne, on écartait automatiquement le principal témoin : la victime plaignante. Et on évacuait et niait sa plainte, sa souffrance quotidienne.

Gazonbleu aussi racontera avoir été de même victime de traquenards imparables par un enfant de cinq à sept ans, où les adultes se font insoupçonnables pour garantir leur prestance, puis recrutent les parents (la mère, ici) pour enfoncer l’enfant encore davantage. Et nombreux sont les parents assez stupides pour se laisser ainsi recruter et manipuler - les uns par leur enfant, les autres par l’enseignant, chacun selon ses préjugés de base -, au lieu d’apprendre les techniques de base du contre-interrogatoire, et de l’épreuve expérimentale. Naïvement, j’ai cru pendant toute la durée du mariage, que c’est de ce genre d’incidents, être accusée à tort d’avoir volé des bons points, et en être punie, que Gazonbleu avait tiré son goût invétéré pour les larcins. La jalousie envers les petits frères, n’entrait décidément pas dans ma naïve tête pleine d’indulgence !

J’apprendrai dans un hebdomadaire des années 1954-55 (l’Express, ou l’Observateur, et aucun autre) quelle est la formule que vendent les psyKas aux instituteurs et aux familles : ne surtout pas gêner les bagarres et les persécutions dans les cours des écoles, pour ne surtout pas traumatiser les tortionnaires. Quant aux souffre-douleurs, poursuit le psy, surtout ne rien faire pour les soulager ni les protéger, car, je cite « ce sont des masochistes qui cherchent inconsciemment les mauvais traitements » ! Encore une de ces étiquettes qui tuent. Voilà comment, au moins à l’école primaire, Hitler avait, de fait, gagné la guerre contre l’humanité. Or, jusqu’à plus ample informé, cet hebdomadaire où paraissait cette protection du sadisme infantile, était un organe intellectuel de gauche, ou à tout le moins engagé contre les guerres coloniales. Durant le printemps 1961, la professeure de philosophie que j’ai eu au lycée de Sceaux, était tout aussi éberluée à son tour, de lire le même baratin vendu par un psy aux parents et aux instituteurs, encore par voie de presse.

C’est donc ainsi, sous l’étiquette probable de « enfant masochiste, recherchant inconsciemment la torture », que j’ai franchi toutes les classes primaires dans la terreur. Ces étiquettes assassines, énoncées par des pleutres !

La cour de récréation la plus violente que j’aie connue, était sans doute à l’Ecole Lesdiguières, où je restai de la rentrée 1950, jusqu’à février 1951. Cette école primaire était en face du Lycée Champollion, juste la rue Lesdiguières à traverser.

D’abord, mes parents essayèrent de me faire rentrer en 9e (CE2) au Petit Lycée Champollion. A l’entrée, petit examen de niveau, par écrit. J’entends l’institutrice renoncer à faire distinguer à un autre élève son nom de famille de son prénom, sous la forme « Tu sais bien ! ton petit nom ! ». Mais moi, j’étais d’emblée formé au vocabulaire correct et définitif, sans passer par le cuculien. Mes déductions ? OK, mon prénom usuel est bien le plus court, mais voilà donc qu’au lieu du nom de famille, qui n’est pas le plus long, elle demande mon plus long prénom... Les grandes personnes sont si bizarres ! Et voilà comment deux jours plus tard, le proviseur demande au jeune Jacques Philippe de passer en 10e (CE1). Cette rétrogradation déplut à mes parents, qui me firent traverser la rue Lesdiguières.

Dans cette féroce cour de récréation de l’Ecole Lesdiguières, nous étions les plus petits - les minots -, en classe de première. On y numérotait les classes dans l’ordre direct, au rebours du restant de la France entière, qui compte à reculons. Les plus grands étaient en sixième. Ils avaient donc environ douze ans. Dans cette cour, impossible de se faire respecter sans des semelles dures, pour donner des coups de pieds qui fassent très mal. Dès que le froid le permit, je tannais père et mère d’être enfin chaussé à armes égales : les chaussures de ski de l’époque. Etre chaussé à armes égales me fut invariablement refusé, et mes chaussures molles me valurent bien des avanies. Il me fut invariablement refusé de pouvoir me défendre contre la violence, à armes égales, et je restai terrorisé du début à la fin. Je ne fus non plus jamais accompagné à l’école, ni cherché à la sortie. Débrouille toi tout seul ! D’ailleurs papa fut bientôt absent : il donnait des cours au Caire, où nous le rejoignimes en février 1951. Les adultes, c’est tout juste capable de se cacher sous la table en bêlant « Pas de violences ! On ne répond pas à la violence ! Répondre n’est pas une solution ! » sans lever le petit doigt pour interrompre les violences sur enfant.

Clairement, c'est de cette époque des classes primaires, que date mon désespoir de vie constitutif : on ne peut compter sur personne, sur aucun adulte. Il n'y a rien à attendre de la vie. Les séniors de ma famille d'origine sont demeurés en dessous de tout.

Souvenirs strictement scolaires ? On utilisait des plumes sergent-major, et des encriers dans les pupitres. L’instituteur s’appelait-il lui aussi Clavel, comme plus tard l’instituteur de CM2 à Champollion ? Je crois bien. Il montrait sa main avec poésie : « Vous voyez cette main qui voltige dans l’espace ! » pour rappeler aux plus durs la perspective de recevoir une solide gifle. Ce fut la seule classe où j’eus un livre de leçons de choses, et où l’instituteur fit des leçons de choses. Trop peu, du reste. C’était plein de surprises, pour nos idées préconçues. « Mon eau à moi » qui rendait le papier translucide, n’était nullement de l’eau, mais du pétrole lampant... Juste une objection : pourquoi ne pas dire simplement « liquide », au lieu de commencer par faire une faute, en baptisant d’ « eau », pour ensuite dépenser des efforts pour dissiper la faute ? Nous, enfants de six ou sept ans, sommes nous si bêtifiants que cela ? Je gardai précieusement le livre de leçons de choses en Egypte, puis les années suivantes.

Idées préconçues encore ? Un instituteur musicien arrive un matin avec un phonographe, et nous fait entendre, ce que j’ai su plus tard être la plus célèbre pièce symphonique d’Arthur Honnegger. Mais je me méprenais sur la façon d’identifier de la musique. Je comparais mentalement avec les disques entendus à la maison, connus par la couleur de leur étiquette centrale : le disque bleu, le disque rouge, le disque rose, le disque vert, la dame qui chante, etc. Décidément, cela me rappelle le disque bleu, rapide traduction en langage d’adultes, et je lève le doigt : « C’est du Schumann ! ». Long sifflement de l’instituteur, qui donne alors la parole aux autres : « C’est le train ! », « C’est le train ! », « C’est le train ! ». C’est l’unanimité. Il nous avait passé Pacific 231. Finalement, elle n’était pas si mauvaise que ça, cette école ! A la violence près, dans la cour.

Cela dura comme cela jusqu’à l’embarquement pour Alexandrie, sur le El Malek Fouad, en février (ou janvier ?) 1951.

Exception à la terreur : au Caire, en 1951, je n’ai pas eu à me plaindre des autres enfants, tout au plus de la bêtise obtuse d’une part de l’encadrement adulte. Faut-il vous présenter notre institutrice de langue française ? Un jour qu’elle était particulièrement débordée par sa nervosité et son inefficacité, mon voisin en a eu marre de ne rien faire, et de ne pas lire le livre qu’il avait à coeur. Le voilà qui prend sa bonne grosse voix ample de bon élève sans malice, et qui commence à lire à haute voix le début de la version française de Sinbad le marin : «  A la mort de mes parents.... ». Il n’a pu en lire plus, l’institutrice explose de rage, lui impose silence, et répète comme un outrage personnel « A la mort de mes parents ! », à voix de tête. Le professeur d’arabe avait les pieds sur terre, mais il ne me consacra que fort peu de temps, et je ne progressai guère.

Trois ans plus tard, ce fut pour moi une divine surprise qu’à l’arrivée en sixième, les jeux aient changé du tout au tout : plus de persécutions envers quiconque, plus de bagarres, plus de souffre-douleurs. Et pourtant, nous avions juste changé de cour dans le même lycée Champollion. J’étais dans une classe d’élite, qui étudiait le russe dès la sixième. Nous fûmes les treize premiers de France à étudier le russe en sixième. Le résultat fut moins brillant que le projet... Nicolas Pogarieloff était un pète-sec méprisant. Son dressage en férocité donna des résultats franchement médiocres. Notre professeur de français, M. Raymond, était un homme d’une éthique irréprochable, qui n’aurait, lui, jamais toléré les persécutions organisées qui restaient la règle dans les classes précédentes. Je fus donc autorisé à m’épanouir. Un peu. Au moins comme bon élève. Et pas grand chose d’autre.

Retour aux moeurs des classes primaires. Quelque temps, le catéchisme de combat dispensé par l’aumônier de Vallée fédéra efficacement ces petits bourgeois terroristes. Ils concentrèrent leurs persécutions sur les juifs, les fils de communistes, et dans une moindre mesure, les protestants, aux cris de « A mort les païens ! ». Deux ans plus tard, Michel W. me confia être juif et non protestant, comme il le leur avait fait croire, parce que les persécutions étaient incomparablement moins féroces contre les protestants que contre les juifs. Je ne parle pas d’écoles mythiques, mais bel et bien du « Petit-Lycée » inclus dans le Lycée Champollion, à Grenoble, années 1952 à 1954. Lycée en principe laïc, mais soumis de fait aux pressions des plus puissants de la bourgeoisie grenobloise. Une bourgeoisie qui visiblement, se consolait mal que Vichy ait fini par perdre la guerre, et qui cherchait continuellement à reprendre et gagner sa guerre civile - guerre froide aidant -, là où la Libération l’avait interrompue.

Mon stratagème pour détourner ce thème de persécutions fut improvisé et enfantin, mais efficace : j’allai deux ou trois fois à ce catéchisme, m’en retirai effrayé par la violence verbale de cet abbé de Vallée, et j’en fut quitte ! J’avais, à leurs yeux, donné des gages de catholicisme, et ces cathos m’oublièrent, et ils concentrèrent leurs horreurs sur les autres païens.

De ma vie, je n’ai jamais oublié leur « A mort les païens ! ». Depuis cette époque, dès que je vois les gens se protéger les uns les autres contre toute réflexion, par une unanimité - fut-ce pour des frivolités comme du foot ou du cyclisme -, je prends mes distances. C’est là un fait de base que Gazonbleu n’a jamais pu comprendre, elle qui justement cherche toujours à se camoufler dans des unanimités sélectionnées sur mesure, afin que nul ne remarque à quel point elle est organisée pour la dissimulation.

Depuis ce long traumatisme, je n’ai plus accepté d’idées reçues, sans les soumettre à un criblage de questions et de tests, auquel bien peu d’idées (reçues ou élaborées) peuvent résister. La chronologie exacte est moins simple : le traumatisme est bien la cause définitive, mais les compétences techniques indispensables à ces criblages de tests et de questions, ne me sont venues qu’au long des dix à vingt années suivantes. Par exemple, je reviendrai pendant vingt-deux mois au catholicisme, pour faire comme tout le monde, et surtout pour trouver des compagnons de jeux à ma solitude : les louveteaux. Et je m’en débarrasserai à douze ans. Plus tard, le tabac aussi, je l’ai essayé pendant dix-huit mois, pour faire comme tout le monde, avant de m’en débarrasser aussi avec soulagement : vraiment trop dégueulasse !

Ne laissons pas secret le caractère d’assurance contractée sur l’éternité : c’est ainsi que mes coreligionnaires du temps comprenaient leur catholicisme. A la rentrée 1956, ils s’étonnent que je n’ai pas fait aussi ma rentrée au catéchisme. Non, je n’y vais plus. Tiens ? Pourquoi ? Je ne suis pas d’accord, réponds-je, laconique. « Mais t’es coooooon ! T’as même pas confirmé ! » explose Jacques B., fils d’huissier, qui était lui-même un condensé d’hypocrisie et de méchanceté organisées. Il se reconnaîtra sur la photo de classe Michel Bern, prise durant ce même mois d'octobre 1956 . Mon assurance sur l’éternité n’était pas valable ! Je n’étais donc pas un bourgeois bien organisé.

On fait quantité de bons choix sur des raisons très ténues. Emmanuel Leroy-Ladurie a perdu la foi en la religion communiste, en découvrant dans les statistiques agricoles que les cheptels bovins russes avaient diminué après la révolution bolchevique. Pour lui, élevé en Normandie d’élevage, le bonheur avec moins de vaches, c’était un sophisme qui ne pouvait passer !

Pour moi, ce furent les abus d’autorité et d’outrecuidance de nos chefs scouts qui firent déborder le vase. Pour justifier la prééminence d’une opinion personnelle sur une autre (la mienne, épuisée par le rythme des corvées très lourdes pour mes douze ans), on me reprocha de faire « du mauvais esprit ». Je n’acceptai pas cette lâcheté : s’abriter dans le drapeau du combat du bien contre le mal, pour balayer mes objections qui valaient bien leurs certitudes. Et je commençai à faire le ménage méthodiquement : au diable chacun de ces endoctrinements qui ne reposaient sur rien d’autre que l’argument d’autorité, et la naïveté de nos jeunesses. Ce déblaiement me prit encore le mois de juillet, où je fus à nouveau parqué à Claire Fontaine, à Autrans, pendant que mes parents allaient en Norvège. Ce ne fut pas moi le plus à plaindre, mais ce fut de loin ma soeur, parquée dans une ferme, à quatre ans, qui vécut un mois dans la peur d’un tonton Léon, qui lui donnait des coups de casquette, et à qui je ne rendis que des visites inattentives d’adolescent complexé, abîmé dans ses lectures. A Claire Fontaine, outre les messes qui étaient obligatoires, même le soir, le cinéma d’endoctrinement l’était aussi. Les « grands », nous devions aller voir « Marcello Pan i Vino », tourné par des italiens en Espagne (sous Franco). Les filles furent acheminées séparément des garçons, et devaient arriver dans quelques minutes. Je m’étais écarté des autres garçons, agacé par leurs conversations toujours arrogantes et prédatrices. Quand je revins, j’entendis la fin du partage des filles, avé l’assent marseillais : « Quant à cette andouilleu de Françoise Chailley, on la laisse à Jacques ! » (si elle me lit, qu’elle lise aussi mon estime, à quarante-deux ans de distance). Quant à la messe du soir, obligatoire pour le 15 août, j’y échappai en allant me coucher naïvement. On m’en jalousa beaucoup, d’avoir ainsi coupé à la corvée de messe !

La totale hypocrisie régnant là eut pour moi l’effet répulsif définitif. Cela ne me mit toujours pas à l’aise avec ma sexualité naissante, mais détruisit les dernières crédulités qui subsistaient encore envers les endoctrinements. Je n’acceptai plus jamais de justifier une morale par des fictions injustifiables.

Dans "Conquérants de l'inutile", Lionel Terray dit au contraire beaucoup de bien de Claire Fontaine et de Madeleine Menthonex. C'était nécessairement plus de vingt ans auparavant : Terray était né en 1921, il était de la génération de mes parents. Quand je l'ai connue, cette maison était comme sous la direction de l'Opus Dei.


Annexe : Les transhumances à travers les avenues de Grenoble.

En 2014, cerné de près par les enterrements, je perçois que nous sommes plus que très peu à avoir vu ces énormes troupeaux de moutons, avec chiens et ânes de bâts, au long des boulevards alors périphériques de Grenoble (Foch et Joffre, sur l'emplacement des fortifications de fin 19e siècle), dans les années cinquante.
Je ne les ai vus que dans les années 1951-1954, quand nous habitions au 2 place Gustave Rivet, entre la rue de Narvik, le boulevard Gambetta et le boulevard maréchal Joffre. Au printemps, le troupeau de moutons descendait du train, j'ignore où exactement, la gare de voyageurs est invraisemblable. Avant, à la gare de marchandises ? Après, vers le passage à niveau ? Les sonnailles m'ont tiré du lit à l'aube, et on se précipitait aux fenêtres et balcon pour voir.
A l'automne, ils descendaient en fin d'après-midi, et j'étais encore dehors. Au moins cent cinquante mètres de troupeau, qui occupait tout le boulevard, interdisant toute autre circulation. J'ignore leur parcours en amont. A la réflexion, je suis un peu terrifié par l'épreuve de ces jours de marche forcée sur le bitume, de ces pauvres bêtes, surtout les ânes.
A cette époque, le terrain entre la rue de Narvik et l'actuelle rue du 4e régiment du génie était un terrain vague et chaotique, où subsistait encore une casemate occupée par un clochard. Et de part et d'autre du boulevard Gambetta, deux casernes, le Génie à l'W, les chasseurs alpins à l'E.

Autre troupe sur le boulevard Joffre : les manifestants, une après-midi. Les trouvais inquiétants, mais eux étaient plutôt joyeux. Le lendemain, Les Allobroges titrait "Puissantes manifestations communistes !". Ces mots étaient nouveaux pour moi, il a fallu m'expliquer "communiste".  1951 ? 1952 ?

 Quelques souvenirs du Secondaire à Champollion.

Grâce à Trombi, on retrouve ceci :

6e et 5e pilotes, l'équipe Mermier-Raymond, années 54-56.
Dans ces 6e et 5e pilotes, le prof de latin, M. Duny, était distinct du professeur de français, M. Raymond. Grand nez droit, quelques tics de cou, un charisme et une passion d'enseigner évidents, M. Raymond.
Avec lui, on gardait des bases très solides en grammaire et en style. Méthodes aussi :
"Première chose, lire le texte.
Deuxième chose ?
...
Relire le texte !".

Gorgé de convictions, et servi par son charisme, M. Raymond professait aussi de grosses çonneries. Un jour il nous affirme que si un train va suffisamment vite, il va remonter le temps. C'était la séquence "Raymond et la relativité".
Ou que sur tel point de grammaire, nos ancêtres "auraient mieux fait d'aller jouer aux billes !".
Ou sa confusion entre le latin sénatorial écrit par Jules César et Cicéron, et le latin parlé par le peuple et les soldats de César, deux langues aux syntaxes bien différentes. Raymond croyait le français issu de la première, de la patricienne.

Mais irréprochable dans la déontologie et la moralité au quotidien.

Mermier ? Premier contact épouvantable, par ses colères et sa violence, notamment contre Patrice Guérin dont il lança le cartable à l'autre bout de la salle. J'en avais des rêves homicides.
Puis longue absence (remplacée), et il revint métamorphosé en la crème des hommes. Opération de la vésicule biliaire ? Ça arrive, parait-il.
Il nous faisait les maths, les sciences, les sciences nats, l'histoire et la géographie. C'était un ancien instituteur.
Dans les verrues de l'écorce du sapin et du douglas, le benjoin. Les racines de tel arbre qui vont plusieurs mètres sous le goudron de la cour, acquisitions sous M. Mermier.

Plus tard M. Mermier devint surgé, puis prit probablement sa retraite. Pas de CAPES, ce qui lui interdisait la position de censeur, disait papa. Vrai ? Faux ?

Voyage de fin d'année en 1956 à Vienne. M. Raymond trouva la cathédrale Saint-Maurice "périssable", la pierre était de la mollasse, à l'usure visible. Il trouvait les tragédies de Racine impérissables par opposition.


Quatre heures d'atelier par semaine, en 6e et 5e Pilotes, à l'Ecole Lesdiguières, en face.
C'était assez dur, mais les effets sont durables et irremplaçables.
Inimaginable dans les collèges actuels. Une lacune irrattrapable.
Autres commentaires d'anciens :
Atelier bois atelier fer, j'ai conservé longtemps un dessous de plat percé de trous de différents diamètres et j'ai toujours ma boite d'allumettes
Ce dessous de plat, avec une erreur de cotes qui a fait que des perçages se rejoignaient, je l'ai encore.
Dessous-de plat en tôle

C'était surtout, pour les fils de bourgeois que nous étions presque tous, une confrontation unique à la matière, et aux disciplines ouvrières et artisanales.
Exemple de retombées pratiques, ce brancard de pulka :
http://citoyens.deontolog.org/index.php/topic,1440.0.html

Les séances d'atelier au collège rue Lesdiguières étaient réservées aux classes pilote de 6ième et 5ième . Je me rappelle avoir réalisé un support de fer à repasser , une lampe de chevet orientable , donc avec une rotule (tourner une sphère en agissant sur les deux manivelles !) , et enfin un tabouret à l'atelier bois dont j'avais fait cadeau à ma grand-mère et qui est passé entre les mains de mes petites filles : 5 générations d"écart !

Le cintre en atelier bois, la boite d'allumettes. Et un lampe de bureau à l'atelier fer qui n'a jamais été finie. C'est vrai que nous étions tous ou presque des enfants d'intellos et que ce contact avec la "réalité des choses" fut dur. Et instructif


Il y a eu une plainte posthume contre M. Zoccola, prof de français et latin. Elliptique : "ce sadique de Zoccola".  Disparue depuis.

Quatrième pilote, 1956-1957. M. Zoccola était notre prof de français et latin. Regard et strabisme étonnants.
Son roulement de doigts sur son bureau, et son "Comment dirais-je, enfin vous voyez !".

Voyage de fin d'année à Vaison la Romaine avec Zoccola, et son ridicule quand il prétendait aux locaux que la dernière partie de pétanque, "ils la gagneraient pas !". Il était devenu l'attraction des boulistes.

Année suivante, ce fut mon cousin François Sallot des Noyers que Zoccola terrorisa, il le surnommait "sussucre".

Chanson de Roland, Ganelon à Charlemagne : "Vous êtes tout vieux, tout blanc, tout chenu", qu'est-ce que ça veut dire ?"
Sylvain Reboul ronchonne du fond de la classe : "Ben ça veut dire, vous êtes gâteux, quoi !"
"Prenez votre cahier de texte, Reboul ! Inscrivez pour lundi, Eloge de la vieillesse ! En six pages !"

Il exerça quand même son sadisme contre Daniel Seigneurin, grand timide, le jour où il nous obligea à ne communiquer qu'en latin, et Seigneurin au tableau demeurait rouge, paralysé et muet : "Necesse est loquendi, discipule Seigneurin !"

Autres commentaires d'anciens :
J'ai eu Mr Zoccola en cours, mais bon souvenir malgré sa grande autorité. Quelle nature de plainte contre lui ?

Le personnage était pittoresque, haut en couleurs.

Pas sûr que Zoccola fut sadique. Il était déchiré. J'ai eu l'occasion de la fréquenter en tant que collègue à la fin de sa carrière. Que de souvenirs !


Il m'a fallu l'aide de Henri Cabanac pour retrouver le nom de M. Perrin, notre prof de maths de 4e et 3e.
Grand, blouse blanche, économe de mots et de gestes, calme, précis. Il me fournit le domaine de sécurité et d'épanouissement de rechange, face à l'hostilité déclarée de Subito, face à l'invasion maternelle forcenée et chaotique, face au criticisme pathologique paternel.
Il nous enseigna la parabole comme courbe analytique. Je me mis en quête du lieu des centre des cercles osculateurs, courbe du 4e degré.


M. Ciccione, professeur d'EPS, d'origine sicilienne il me semble.
Nous l'avions eu en 1957-58, la même année où nous avions eu Félix Germain en français et latin (et où est sorti "Le pont de la rivière Kwaï" à Grenoble).
Visage émacié, hyper-viril, taillé à la serpe, c'est à dire à la testorérone. Son épouse au contraire était toute en rondeur, un heureux caractère, et ils avaient beaucoup d'enfants, six il me semble. Ils élevaient tous ces enfants dans une ancienne ferme dans la montagne, à flanc d'adret du massif de la Chartreuse, qu'ils avaient solidement retapée.
Il nous avait appris la roulade avant, dans la perspective d'autodéfense en cas de mauvais coup dans la rue. A mon égard, il avait pratiqué l'effet Pygmalion, pas inutile, mais bon...
Un des profs qui m'ont marqué, en très bon.
Autres commentaires d'anciens :
Sous son aspect certes viril (aux yeux d'un lycéen de 15-16 ans), ce n'était pas un légionnaire... mais un professeur de yoga !

Exact ! il nous contait qu'un de ses petits avait tenté d'imiter sa station sur la tête.

Ciccione...Qui nous regardait droit dans les yeux en disant (criant ?) :"Tenez vous comme des hommes !". Quand on a treize ou quatorze ans, ça marque... Merci à lui



D'autres ont évoqué avant moi Félix Germain, français, latin et grec.
Mon souvenir à propos de M. Germain est qu'il était Président du secours en montagne, et assez fréquemment, il était absent le lundi matin pour être allé chercher des naufragés de la montagne. Souvent il nous racontait ses aventures de sauveteur.

Germain, grand alpiniste, était, je crois, président du secours en montagne à Grenoble. Je l'ai eu comme prof de Grec dans les années 52/54. Le lundi matin, si nous savions qu'l y avait eu un accident en montagne le WE, nous l'interrogions et il nous racontait l'événement avec tant de talent et d'éloquence, que l'heure de cours passait sans que nous ayions eu le temps de parler d'Ulysse. Magnifique Monsieur Germain !

meme appreciation professeur inoubliable en passant dans les rangs il nous broyait amicalement l epaule si on ne savait pas je prends toujours plaisir a ecrire en grec les poemes de lucien ou l anabase    

"Germain, grand alpiniste, était, je crois, président du secours en montagne à Grenoble." Affirmatif.
Sa femme racontait comment, subrepticement et en douceur, Félix l'avait peu à peu convaincue que pour sortir avec lui, les tenues civiles coquettes finissaient mal dans les parois du Saint-Eynard...

Félix Germain était assez porté sur la satire. Une de ses lectures était une "anticipation" satirique de l'université, où le but des études était de façonner le crâne des étudiants en forme de cône, pointu. La première année ils étaient "cônes", l'année suivante "double cônes", et la troisième année "triples cônes". Après études, ils pouvaient donc se targuer d'être "Ancien élève de la Grande Cônerie", voire "Triple cône diplômé". Les cours étaient un peu spéciaux : tous en escarpolette et en balancement synchronisé, ils criaient ensemble des chiffres à tue-tête.
- Que scandent-ils donc ?
- L'annuaire des marées de l'année 1766.
- Mais ça ne sert plus à rien !
- Justement, c'est parce que c'est inutile que c'est beau !

Avant de devenir militant d'extrême-haine nationaliste, Michel Michel était un déconneur satiriste et bégayant, en cette classe de 3e. Michel Michel et Félix Germain ensemble, ça faisait une bombe. Oh pas aussi terrible que Mozart et Da Ponte ensemble, quand même, mais déjà pas mal...
Sujet de rédaction : rencontre avec un personnage historique.
Michel Michel rencontre donc le lampiste, coupable universel, berné permanent par les hommes politiques.
Micro-Berto-Bacille (Michel Berto à présent, Bertoliatti en ce temps là) rencontre la fée Carabosse, qui dévore des petits enfants devant lui.
- Mais qu'as-tu donc à pigner comme ça ?

Sujet de rédaction : Imaginez-vous en l'an 2000 !
Michel Michel s'imagine dans un monde à la George Orwell où la télévision est gratuite,
- ah ! fait la classe.
- et obligatoire, poursuit malicieusement Germain.
Dans l'anticipation de Michel, les livres et les journaux étaient interdits, mais il en cachait encore un. Puis il consignait dans son carnet personnel et caché, qu'il avait de plus en plus de mal à lire...
En ce début 1958, il n'y avait qu'une seule chaîne de télévision, et la couverture n'a été sérieusement généralisée que par le régime gaulliste. Le relatif pluralisme que nous avons cinquante ans plus tard était inimaginable à l'époque.

En latin, Germain nous apprend que c'est aux dents que l'on reconnaît l'âge d'une poule.
- Mais les poules n'ont pas de dents, objecte l'aubergiste.
- Mais moi j'en ai, et c'est à mes dents que je reconnais l'âge de la poule que vous m'avez servie.

Tandem ? Denique ?
Ces deux adverbes ses traduisent par le même adverbe en français : "enfin". Des fois on s'embrouillait. Alors Germain :
"Depuis longtemps on connaissait la bicyclette à une place. Quand on a inventé la bicyclette à deux places, on s'est écriés "Tandem !"".


M. Boitard, en Sciences Nats.
Un géologue et naturaliste étourdissant, qui demandait un effort aux limites du possible.
Ses manips, pour l'étude de la digestion par exemple, avaient dû lui coûter un temps de préparation énorme.
En 4e, non je n'ai rien compris à ce que pouvait être un feldspath, même si j'ai appris à reconnaître l'orthose. Longtemps, longtemps après, j'ai trouvé les connaissances structurales en minéralogie. Mais existaient-elles en 1956 ? Et auraient-elles été transmissibles ?
Et je n'ai toujours pas saisi ce qu'est un calcaire Urgonien, même si j'ai saisi qu'il forme les crêtes les plus remarquables du Vercors et de la Chartreuse. J'ai saisi qu'il serait récifal, mais ne saurais pas le reconnaître sur le terrain.


Vous souvenez-vous de M. Challier ?

Professeur sérieux et méticuleux, sans beaucoup d'humour. Quand il faisait passer une composition sur 2 h, il se faisait relayer brièvement par un collègue au bout de la première heure.

avec mon copain Fournel on s'amusait à l'imiter; il était assez compassé mais un brave homme

Il prononçait "blasphème" avec beaucoup, beaucoup de sérieux, en lisant Lamartine désespéré après la mort de la femme du physicien.


Extrême dans la bienveillance, la politesse, la timidité et l'inhibition, M. Challier avait en gros les mêmes qualités-défauts que le physicien Louis-Victor de Broglie.

Inhibitions et timidité qui donnèrent toutes facilités à l'agressivité de Niels Bohr pour démoraliser Broglie à vie, l'inhiber et le paralyser à vie. Suitedans ce lien : http://udppc.asso.fr/forum/viewtopic.php?t=1416

Je n'aimais pas vraiment M. Challier : son conservatisme catholique et littéraire (voire borné, voire antiscientifique) m'agaçait, mais il n'en prit jamais ombrage, sa bienveillance ne se démentit jamais. Mais que me serait-il arrivé si j'avais été en butte à des professeurs hostiles durant cette classe de première, 1959-1960 ? Durant tout le secondaire, les profs et les études furent ma sauvegarde, inattendue et inespérée. Insuffisante toutefois.

M. Manhès, physique et chimie en seconde et première.
Une erreur de casting jamais amendée... Il était bosseur, ses manips étaient préparées...
Mais il n'avait pas la voix : petite voix étranglée, jamais virilisée. Débit anxieux.
Il n'avait pas la prestance, il n'avait pas la sécurité physique dans sa statique ni sa gestique.
Il n'était pas imaginatif ni créatif, ce qui lui interdisait de rattraper les obsolescences de nos livres, les Eurin et Guimiot.
L'Eurin et Guimiot de chimie était en dessous de tout dans la conceptualisation. "L'hypothèse atomique" était abordée avec une prudence de serpent, et cela dans les années cinquante !
Sur des vers de Corneille et sur l'air de la Mère Michel :
Il est des noeuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les corps assortis,
S'attachent l'un à l'autre et se laissent oxyder
Par ces je-ne-sais-quoi qu'on ne peut expliquer.
Sur l'air du tralalala ! (bis)
Sur l'air du tradéridéra et tralala !

Nous n'étions pas des tendres envers le pauvre Manhès.



1.6.         Rythme, pas cadencé, et insécurité.

J’attribue à un composé de deux causes certaines, et deux causes conjecturales, ma totale incapacité actuelle à danser quoi que ce soit.

La dernière cause fut à l’évidence le fait que nous résidions à cent mètres de deux casernes : une de génie, et une de chasseurs alpins. Tous les jours au moins une section défilait sous nos fenêtres au pas cadencé. Tous les jours, cela me rappelait ainsi que dans peu d’années, ce serait mon tour d’être prisonnier et cadencé par autrui, pour aller faire des guerres coloniales. Cette guerre d’Indochine, qui finissait à Genève, et qui ne quitterait jamais nos mémoires, et cette guerre d’Algérie, qui commençait, et qui n’en finissait plus. Un jour, le bataillon qui défilait sous nos fenêtre, fut bien trop long et bruyant à passer : de colère et d’impuissance envers le destin, j’ai tordu ma forte règle métallique, comme fil de fer. J’avais quatorze ans.

Plus tard, vers vingt ans sous le gaullisme, alors qu’autour de moi les gens prendront plaisir à synchroniser leur pas sur quelque air à la mode, ou marche triomphale, ou scoutisme triomphant à la Hugues Auffray, je me verrai m’arrêter furieux, et réétudier ma marche, pour la désynchroniser des ordres extérieurs.

L’avant-dernière cause est plus conjecturale, mais semble plus importante : il me semble que c’était déjà fait, et définitif, dès cette classe de C.P. de la rue Jean Bocq. Je refusai net les petites rondes, et les jolis petits pas que proposait madame Garnache. Ces mièvreries cadencées étaient totalement incompatibles avec l’insécurité physique, les harcèlements auxquels je devais faire face, dans son école, et sur les trajets que je devais faire sans accompagnement d’adulte. A défaut d’être attentive, madame Garnache était diplomate et calme. On trouva une solution de compromis pour la fête de l’école, où ma prestation fut solitaire et gymnique, et probablement découplée de toute espèce de cadence donnée par l’harmonium. Mes pieds ne me servirent pour une fois pas à fuir à toutes jambes, mais pas non plus à tourner en rond comme si j’étais heureux d’être là où on me contraignait à être, mais ils firent des pas de côté, courus latéralement d’un côté à l’autre de la scène. Un compromis... Pour moi, telle qu’avait été ma vie vécue jusqu’alors dans cette école de la rue Jean-Bocq, les pieds sont faits pour fuir les coups, ou pour les rendre. En faire autre chose ? Oui, si on reconnaît d’abord ma plainte sous la terreur, et si on m’assure un minimum de sécurité physique.

Peut-être une cause encore plus primordiale : l’insécurité dans ma propre famille, avec un père plutôt violent et intolérant à mon égard, avec ce cauchemar de Clair Vallon, avec le jacassin de ma mère, dense comme un martellement d'artillerie. Plus tard, Georges modifia son mode d’intolérance, par un criticisme sans limites, des sarcasmes imprévisibles et sans limites. Cela m’obligea à devenir toujours sur mes gardes, imprévisible à mon tour, à transposer mes conduites de fuite dans le domaine intellectuel. L’insécurité primordiale des débuts resta enfouie, et jamais guérie. Et le bégaiement resta.

Personne ne me rendra mon enfance volée. Toutes savent récompenser les écorcheurs de vif, toutes savent re-punir et réécorcher l’écorché vif.

Et peut-être une cause encore plus ancienne ? Je l’emprunte à Françoise Dolto, page 268 de l’édition de poche de « La cause des enfants ». Les rythmes obsédant et hypnotiques sont interprétés comme renvoyant au rythme cardiaque maternel. Et qu’en est-il si le rythme cardiaque maternel n’inspire aucune quiétude, aucune sécurité, n’est associé à aucun bien-être suffisant ? Ou si peu ? Le jacassin de ma mère trahit son anxiété et sa mauvaise insertion dans des relations affectives pourtant nécessaires. Un jacassin de bébé elle-même mal écoutée, mal tolérée, qui s’obstine à vocaliser pour elle-même, puisqu’il n’y a personne d’attentif à ses vocalisations.

 

1.7.         Remédier à la cascade des insécurité et des mésestimes.

Solution ? Côté insécurité, c’était tout simple : il suffit d’observer les cas où la malédiction citée plus haut ne fonctionne pas. L’inhibition est inefficace dans certains cas, minoritaires. Tous mes bébés ont dansé au rythme de la musique, bien avant l’âge : dans mes bras. Surtout notre premier bébé, qui fut choyé comme la première merveille du monde. De toute évidence, j’éprouvais avec mes bébés une sécurité affective et gestuelle dont je n’ai jamais joui avec ma propre épouse. L’inhibition est aussi inopérante, quand passe le finale du quatuor américain de Dvorak, ou la Rhapsody in Blue de Gershwin, et que je ne suis pas assis à mon clavier, ni un livre sur le genoux, mais libre de me mouvoir entre séjour et cuisine. L’inhibition est aussi levée quand je découvre l’haltérophilie en musique. Autrement dit, quand je m’exprime, moi, et non quand je suis en train d’exécuter une injonction en « Tu devrais savoir...! » obéir. Au lieu de nous donner des moyens de nous affirmer en personne, en personne créative, l’école primaire-maternelle nous a donné des injonctions, et imposé des figures imposées, à rebrousse-réalité, et à rebrousse-sentiment. Or, cette directrice, madame Garnache, avait gravement disqualifié sa légitimité à m’assigner des figures imposées, en refusant ouvertement de garantir ma sécurité physique de base, dans la cour de son école... Réactivant ainsi l’insécurité primordiale du bébé indésirable en période de famine, le bébé mal aimé. Et depuis, les menaces en « Tenir son rang ! Faire comme les autres ! » ont continué d’avoir le même effet : une grève immédiate.

Côté estime ou mésestime de soi. Certains parents ont le redoutable talent d’exiger de leurs enfants une forte mésestime de soi, en échange de répits dans les agressions. L’enfant apprend vite à se déprécier, pour acheter des trèves, une très relative sécurité. Ce qui est merveilleux et dynamique dans le Golden Gate Quartet, c’est que nombre de leurs pièces font spontanément danser. Même si on se limite aux mains, aux bras, ou aux épaules, ou aux hanches, l’effet immédiat est une estime de son propre corps, et une attention à des muscles habituellement négligés, par exemple aux petits obliques.

Nos parents « achetaient » leur propre estime de soi, aux dépens de l’insécurité et de la mésestime de soi de leurs inférieurs, nous, les enfants, en répétant en cascade le jeu de dépréciation. C’était vrai aussi bien dans ma famille que dans celle de Gazonbleu. Ils incorporaient leurs persécuteurs initiaux, et les exerçaient à leur tour. C’est ce que les partisans de l’Analyse Transactionnelle, appelle le « rôle parent », grondeur.

On peut directement en déduire une maxime éducative générale, que je vous laisse le soin de formuler à votre manière, pour vous. Je dirai seulement comment la solution m’est devenue évidente : après avoir découvert les cas de pratique de Milton H. Erickson [4]. Encore un renversement de perspective qu’il eût été grand dommage de manquer ! On doit aussi retenir que les petits enfants ont une générosité et des vertus que ma conjointe n’avait plus depuis longtemps : sa mère les lui avaient arrachées très tôt, pour toujours. Les bébés sont les psychothérapeutes les plus talentueux qui soient au monde; ils savent quoi faire pour rendre heureux leur mère, ou la personne qui s’occupe d’eux. Ils la revalorisent, sauf hélas s’ils sont autistes. Alors que doit faire l’adulte ? La même chose : revaloriser.


1 . 8 .    Pas de conclusion ?

Nous voilà parvenus en 1954, 1955, avec une incursion en 1956. J’ai omis la messe obligatoire à Claire Fontaine,où j’ai passé quatre ou cinq mois de l’année scolaire 53-54. Pas un mot de la naissance de ma soeur. Pas un mot du terrain vague qui jouxtait notre immeuble. Qu’allez vous faire ? demandait la mère de mon compagnon de jeu. « On va se faire des armes ! » répondait-il ! Réponse étrange !

J’ai escamoté aussi le voyage en Egypte, pourtant si riche. Ces si beaux arbres, comme les kapokiers, les philaos, les banians. Le delta, et les gamoussa[5] qui tournaient en rond pour monter l’eau dans une rigole d’irrigation. Deux hommes qui actionnaient la manivelle d'une vis d'Archimède pour monter l'eau du canal vers leur champ.

La longue trace de naja sur le sable de la carrière de granite d’Assouan. L’âne qui tirait la charrette de ramassage d’ordures du matin, et qui me réveillait à 7 heures et demie, par son sonore discours. Depuis, je parle l’âne avec un très bon accent. Ma panique dans le petit bateau à voile qui tirait des bords en travers du Nil, et qui gîtait si fort, bien trop fort pour mes sept ans. Les trésors de musée du Caire, les poissons-chats du zoo. Le temple de Deir El Bahari, et son obélisque aux cartouches grattés par la vindicte de Thoumosis III, la tombe de Tout-Ankh-Amon, Louxor et sa salle hypostyle, les colosses de Memnon depuis nos ânes qui soumettaient mes fesses à la rude épreuve de leur trot si dur, Abou Simbel, l’île de Philae entrevue depuis le bateau sur le Nil.

Ismaïlia et le Canal, encore des travaux d’irrigation partout. Le prestidigitateur Gala-Gala, qui me sort des oeufs de poule de chaque oreille et de chaque narine, et même un poussin vivant ! Nous allons aussi prendre un bain dans le grand lac Amer.

Ma déception devant l’Acropole, après les temples égyptiens : c’est tout petit, et c’est tout blanc ! en comparaison du gigantisme égyptien, et de la richesse des fresques miraculeusement préservées par le climat sec de l’Egypte... Le canal de Corinthe, dont les falaises nous dominent de si près, sur ce paquebot grec si sale, le Mediterranean. C'est dans les magazines disponibles que j'apprends le projet de la limousine Tucker, à moteur arrière, dont j'apprendrai longtemps après qu'il a été étouffé par les grands constructeurs par tous moyens.

Un mot sur les voitures et le trafic en Egypte : le retour d'Abou Simbel à Louksor fut dans une très vaste et confortable Chevrolet, qui me marqua longtemps. De Louksor au Caire, retour en train en 2e classe, aux durs sièges de bois, mais avec amplement de place libre. Le peuple égyptien s'entassait en troisième classe. L'aller avait été en wagon lit, offert par une famille égyptienne. Les Haddad avaient une Ford anglaise, dont ils estimaient peu la dure suspension ; par la suite, ils empruntèrent volontiers la Morris de madame Foda, assez petite mais neuve et plus confortable. Madame Bonnot (infirmière) avait une Juvaquatre. Les "arabes", c'est à dire le petit peuple égyptien ne circulaient en voiture sur la route de Guizeh qu'en complète surcharge, y compris des personnes debout sur le marche-pied. Les marche-pieds ont disparu de nos jours, mais cela existait en 1951.

Dans le Caire, les autobus étaient d'incroyables vieilleries. Le chauffeur n'avait pas de klackson électrique mais une poire à main, avec son rythme personnel dessus. J'ai retenu un Pou hou houêt !

Ma première formation de naturaliste venait des Albums du Père Castor, texte de Lida Durdikova, images d'après Fiodor Rojankovsky, Panache l’écureuil, Froux le lièvre, Plouf canard sauvage, Bourru l’ours brun, Scaf le phoque, Quipic le hérisson, Martin pêcheur, Coucou ; toutes parution d'avant guerre. Je les avais tous sauf Martin -pêcheur et Froux le lièvre. Je savais donc reconnaître les huppes fasciées. Mais les seules huppes que j'ai vues en vrai était abondantes sur les pelouses du Sporting Club, sur l'île de Zamalek, où elles hivernaient.

Plus tard, en 9e, madame Vinot me demanda de raconter l’Egypte aux autres enfants de la classe. Puis impatientée, elle m’interrompit, et réclama un rapport plus synthétique, plus militaire :

« Quelle impression cela vous a fait ?

- C’est très étroit ! A gauche et à droite, on est dominé par le désert. »

Elle fit une mine dépitée. Elle voulait autre chose, mais elle n’a jamais dit quoi. Plus j’y repense, plus je trouve que cette petite phrase, dite par un garçon de sept ans et demi, concentrait l’Egypte en peu de mots : longue vallée creusée par un fleuve tropical, à travers le désert du Sahara oriental, l’Egypte est une longue vallée très étroite, qui ne s’élargit qu’à partir du Caire, en un delta fertile. Quand le khamsim souffle, le désert est dans tous les yeux et tous les poumons; il peut décaper des voitures : en une nuit, votre quatre chevaux, est « prête pour la peinture » !

Ce chapitre est centré sur un « pourquoi ? ». Ce qui fait problème, c’est mon attitude immuable, de dénonciation des fautes professionnelles protégées. Que l’on commette des fautes d’inadvertance, des bévues d’inexpérience, pourquoi pas, c’est inévitable. Mais que ses fautes professionnelles, et ses fautes parentales, on les bétonne, on les blinde, on les justifie, on les protège de tout un tissu de mensonges, pour la prestance et le narcisse, voire pis, qu’on les rende systématiques, alors là, on me met en connexion avec celles qui ont à ce point gâché ma vie d’enfant, de 1949 à 1954 : je vois rouge. Depuis ce temps là, rien n’a jamais pu me convertir à l’hypocrisie ambiante. Jamais on ne me convertira aux mensonges de prestance. Pas même pour la paix des ménages, et pas même pour le narcisse de Gazonbleu, adonnée aux dissimulations, pour la prestance.

C’est évidemment durant cette période, que j’ai choisi mes valeurs. Je ne l’aurais fait qu’en négatif, sans la période constructive qui suivit, durant le cycle secondaire. Il est clair que si je me suis plongé à huit ans dans « Science et Vie », et à quatorze ans dans la musique, c’était bien pour me créer un territoire de connaissances, puis de sensibilité, où le jacassin envahissant et outrecuidant de Anne, n’ait pas les moyens d’entrer tout salir. Le goût des sciences et techniques se confondait pour moi avec l’amour de la vérité et de la précision; par réaction contre le n’importe quoi et le flou, voire le tissu de mensonges familiaux.

Sans la pratique de la musique, il est possible que je m’en sois tenu tout le restant de ma vie à une stratégie sensorielle anti-auditive, celle qui me fut indispensable pour me protéger de Anne. Quel dommage c’eût été ! De nos jours, la sensorialité auditive est la principale de celles qui me restent.


1.9.   Stop writing on my face !

On sait aussi maintenant comment la sensorialité visuelle a été précipitamment amputée. Je devais avoir dix ou onze ans. Je dessinais et peignais avec la tranquille naïveté des enfants. Chez des amis Ddr, famille nombreuse résidant dans l’ancien Grenoble, rive droite, avec un traîneau sculpté, et une chaise à porteurs en bas de leur escalier monumental, je peignais avec un ou deux autres enfants de mon âge. « Tiens ! Tu as des tendances agressives ! » édicte, doctoral, un des grands frères, PDdr. Depuis, je n’ai plus jamais peint spontanément, me contentant de subir l’heure de dessin au Lycée jusqu’à la fin de la troisième. Puis plus jamais peint du tout. Influencé par les « Portraits d’oiseaux », de Jacques Delamain, j’avais peint une tête de buse, sur fond de montagne. Quand l’expression de la solitude est interprétée en « tendances agressives », la peinture, c’est drôlement dangereux.

On ne sait trop où ce repliement sous les agressions eût conduit, sans la pratique ultérieure de la musique. Là où au moins les adultes indélicats n’arrivaient pas à venir déposer leur lisier. La musique était un des domaines que Georges respectait et aimait, et par chance, il était personnellement incapable de rien jouer. S’il eût pu être actif, au lieu de se contenter d’être mélomane et imitateur, j’aurais eu tout à redouter de son criticisme impénitent.

Lors des malheurs de Charlie Brown avec son équipe de base-ball, la terrible Lucy l’accable : « You have a face of failure ! I see failure written on all your face ! Failure ! Failure ! Failure everywhere ! ». Charlie Brown s’écrie alors : « Stop writing on my face ! »[6]. C’est sensiblement le cri que j’aurais pu pousser, si je l’avais connu, quand ma mère m’ensevelissait sous son territoire sonore, quand mon père me recouvrait sous son territoire de discours sur autrui, et de persiflage, quand PDdr me recouvrait sous un discours interprétatif sans réplique

Tous ces gens prenaient des revanches sur leur passé, à coup de domination par le discours abusif, au lieu de pratiquer le moindre commencement d’empathie et de respect d’autrui. Ça s’arrêtera quand, cette cascade de vengeances en chaîne, d’une génération sur la suivante ? Ils héritaient tous des moeurs d’une bourgeoisie baratineuse, qui assigne autrui à résider dans le commentaire que l’on fait sur lui. Les Frères Jacques croquaient avec une délectation avertie

« ... ce mélange 
De bon goût et de vanité,
de vacherie et d’puérilité,
qu’on appelle la bonne société !
 »

Bien sûr, il ne manquera pas de ce genre de commentateurs indélicats et invétérés, qui ne manqueront pas de commenter : « Ah la la ! Quel éternel adolescent, ce Jacques ! Nous le tiendrons pour enfin mûr quand il réintégrera le giron de la bourgeoisie hâbleuse, et quand, en vrai notable, il se mettra à son tour à réduire autrui au commentaire clinquant que l’on fait sur lui. ». Qu’importe le champ de ruines, pourvu qu’on ait le dernier mot.

Sous ces coups-là, ceux de mon père surtout, je bandais mes forces pour échapper à leurs domaines de puissance, à tous leurs commentaires prévisibles, pleins d’hostilité poliment déguisée, à être ailleurs et imprévisible, là où ils seraient bien forcés de se taire. De se taire et de me laisser vivre. On me demande pourquoi le restant de ma vie, je n’ai accordé qu’une confiance des plus limitées à toute espèce de psychologue. Ma mère s’enticha d’un docteur K.hl.r, à Lyon. Il m’enveloppait de ses manières doucereuses, et de ses Rorschachs. Il paraît que ce fut lui qui me fit envoyer en pension à Clairefontaine : entre cathos, on se rend des services, c'est très Opus Dei. A aucun moment, son action n’aboutit à me donner à moi plus de prises sur ma vie, mais à mettre encore plus de commentaires sur moi, dans la bouche des parleurs. Il en fut de même de l’orthophoniste, consultée pour mon bégaiement : mon père en sortit plus armé pour commenter sur moi, mais moi jamais plus armé ni pour respirer fort, ni m’imposer en force malgré mes étouffeurs.

Je garde une grande colère à retardement contre ce K.hl.r. A mes yeux de maintenant, il ne connaissait pas son métier, et surtout il n’en soupçonnait pas les bases éthiques. Il est vrai qu’à l’époque, qui au juste le connaissait, ce métier ? Il est temps que cesse ce massacre méprisant.



1.10.         Retour sur l’endoctrinement, tala ou autre.

Mai 1983, travaillant à Rennes, j’eus une joie sauvage, à voir le visage rouge et crispé de colère, large et volontaire comme celui de Cadoudal, d’un petit garçon endimanché, forcé de faire apparence de piété à l’entrée de l’église, pour ne pas déparer la famille tala intégriste, alors que ce qu’il éprouvait était manifestement tout autre ! Celui-là, pensai-je, avec sa large mâchoire à la Cadoudal, et sa vitalité, il va donner du fil à retordre à la machine à décerveler et à endoctriner ! Mais je faisais une erreur d’appréciation, à cause de la Bretagne. Si en Bretagne, la machine à décerveler d’obédience catholique était à cette époque, particulièrement visible, et si j’y réagis toujours, à cause de mon histoire personnelle, elle n’a plus d’avenir, et ne joue plus dans le monde guère de rôle particulièrement dangereux. D’autres décervelages, et d’autres intégrismes sont devenus bien plus dangereux, et certains nous ont déclaré une guerre de longue durée, que nous oublions souvent, entre deux alertes, avec notre mémoire si courte, et si présomptueuse.

Et puis, après avoir entendu l’archevêque de Lyon (Decourtray) faire amende honorable, et annoncer l’enquête interne pour savoir quelles institutions religieuses avaient caché Michel Touvier, « et à qui demander pardon », je prendrai la mesure du mérite de cet homme à savoir changer d’avis, et à donner priorité au repentir sur la prestance. Je prendrai du respect pour les moyens institutionnels efficaces pour donner à beaucoup les forces morales, qu’ils n’auraient eu à eux seuls, pour examiner une habitude ou une conviction antérieure, et changer d’avis après réflexion et/ou prière. L’historien remarque que cette église n’a conquis cette moralité nouvelle qu’après avoir perdu ses moyens exorbitants de nous abuser et de nous emprisonner, torturer, exiler ou brûler, et après avoir perdu presque tout pouvoir sur une société civile enfin adulte et affranchie. Le pouvoir excessif rend-il automatiquement fou ? Le perdre, peut rendre sage, parfois. Le pouvoir excessif donne surtout des moyens excessifs aux folies déjà en place dans les têtes, et qui sinon, auraient bien été contraintes d’être discrètes, voire partiellement guéries, si leurs porteurs avaient dû buter sur des obstacles incassables.

Cette moralité, ce courage moral indispensable pour faire retour sur soi-même, ce courage indispensable pour prendre le risque de changer d’avis, je ne les rencontrerai qu’une seule fois en vingt-huit ans chez Gazonbleu : quand elle avouera avoir traité son métier en avare vengeresse, et qu’elle avait ainsi maltraité les enfants qu’on lui confiait. Une seule fois dans sa vie, début années 80.

Quoi dois-je accuser de lui avoir commandé toutes les dissimulations, toutes les censures, et toutes les haines injustifiables, qui enlaidissent le reste de sa vie ? Son obsession de la prestance suffit-elle, à elle seule, à commander toutes ces dissimulations, toutes ces censures, et toutes ces haines injustifiables ? Analyse insuffisante, car l’obsession de la prestance n’est, elle aussi, qu’un des symptômes visibles, et n’est pas le moteur profond de l’ensemble de la conduite maladive.

En tout cas, là aussi, ce fut l’excès de pouvoir - par exemple la maternité sans la moralité, et tous les moyens de manipuler ses enfants -, qui rendit possible ses abus, et donna à ces abus des moyens de nuire désastreux.

 

1 . 11 .         Synthèse.

Sur l’air du sketch « La publicité », de Laspales et Chevalier : « Tu ne pourras jamais empêcher qu’il y ait des cons, qui ne comprennent jamais rien à la pub ! », on ne pourra jamais empêcher qu’il y ait en moi un petit garçon, qui s’indigne d’être odieusement lâché et trahi par ses parents. J’ai déjà cinquante cinq ans, et mon indignation n’a pas diminué, en cinquante ans. Sauf que depuis l’été 1970, elle s’exprime.

Depuis l’âge de cinq ans, le plus gros de ma demande porte sur le thème : « Je n’y arriverai pas tout seul ! ». Gazonbleu a pu imposer sa jalousie comme prison, parce qu’elle arrivait avec le message « Tu n’es plus tout seul ». Ça n’a pas duré longtemps. Tandis que la même plainte continue de diriger la plupart de mes conduites d’échec.



[1] Amen !

[2]  Quand sonnera-t-on la mort du sonneur ?

[3] Comme prévu, Anne s’est sentie blessée, à la lecture de ces deux chapitres. Elle proteste que leurs aspects positifs, à elle et à Georges, ne sont pas assez mis en valeur par mon récit. D’une part, c’est le risque que j’ai pris : ces mémoires sont organisées par grandes questions, et non par chronologie. La démarche chronologique m’aurait laissé paralysé sur place. A quel niveau placer la clôture d’exhaustivité pour chaque période ? Et comment stocker les souvenirs qui sont externes au passage chronologique que l’on s’impose d’écrire ? Comment répondre aux grandes questions ? Aux chaînes causales ?

D’autre part, Anne réagit toujours alors par son Narcisse blessé. Sa fermeture à autrui procède de ce Narcisse blessé. Son ouverture à autrui profite des moments où le Narcisse blessé perd provisoirement le pouvoir. Voir la suite à Vaniteux, mythomane et manipulateur, le délire de la Reine-Mère et Quand la Reine-Mère Anne se vantait de protéger la criminalité féminine qui l'arrangeait bien, et dont elle était l'idéologue.

[4] Jay Haley. Un thérapeute hors du commun: Milton H. Erickson. Epi, 1984, Paris. Ed. originale 1973, W.W Norton & Comp. Inc. New York.

[5] vaches à bosse, et à grandes cornes.

[6] Cité de mémoire d’après un des volumes des Peanuts, de Schultz. Traduction: « Tu as une figure d’échec ! Je vois échec écrit sur tout ton visage ! Echec ! Echec ! Echec partout ! » « Arrête d’écrire sur mon visage ! »

Pièces annexes :
Chronologie jusqu'en 1971.
Chronologie familiale après 1969.




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Mise à mort du fils indésirable : 1960.
Un mode de maltraitance très efficace au long cours. L'enfant, terre d'invasion facile, réservoir de janissaires.